Comme dans la presse, le rap a ses marronniers. L’un des plus récurrents est celui de la place qu’y occupent les femmes. Elles sont pourtant nombreuses à travailler sur cette scène en coulisses et à proposer la médiation critique, esthétique d’un milieu traversé, comme les autres, par les grandes questions de société. Les travaux de celles qui observent, parlent de rap sans en faire se déploient sur les réseaux sociaux, comme YouTube. Fin 2017, Neefa lance sa chaîne “Mec, c’est l’heure”: “Les premières écoutes, les reviews d’albums, plein de non journalistes débarquent… tout ça m’a motivée à m’y mettre!”, dit-elle. Elle y commente avec acuité l’actualité rap, observatrice depuis 2012 de la montée du collectif L’Entourage, dont émergent Nekfeu ou Alpha Wann. On la retrouvait aussi dans La Sauce, l’émission phare de feu OKLM, pure player co-fondé par Booba où elle injectait son regard “déconstruit par éducation, [de] femme, donc féministe”. Ce couteau suisse fait de même dans le podcast Tier List, aux côtés de Mehdi Maïzi et de la photographe Sandra Gomes.

 

 

Initiatives solos  

Le confinement a fait émerger des projets forts, comme celui de cette dernière, basée à Lyon. Sur sa chaîne YouTube, Sandra Gomes parle rap et photo, analyse pochettes et visuels “en vidéo, en solo et en autodidacte”. Une démarche inédite pour une scène commentée uniquement sous le prisme de la musique, alors que l’image y prend de plus en plus de place notamment via les clips.

 

 

Le rap a presque disparu de la télé; Juliette Fievet est l’une des rares à l’y faire exister grâce à son émission Légendes urbaines sur RFI et France 24. Sa chaîne YouTube dédiée, qu’elle a créée, dépasse les 100 000 abonné·e·s en un an. “On est dans une grosse structure mais je programme mes émissions seule, appelle, propose des sujets aux chroniqueur·se·s -souvent des femmes”. Et coupe ses pastilles avec son réalisateur Julien Magoarou, bosse ses éditos, véritable marque de fabrique qui ouvre l’émission, organise ses “magnéto mystère”, où une personnalité pose une question insolite à l’invité·e. Faire la part belle à l’Afrique, dont Juliette Fievet connaît bien les industries créatives, est une autre spécificité des Légendes Urbaines. Une interview réalisée avec DJ Arafat en mai 2018, tragiquement décédé en août 2019, est devenue une référence sur le continent. “Avec l’émission, je comble ma frustration sur la manière dont le monde urbain français traite les artistes de l’urbain en Afrique, sous-estimés, alors qu’ils inspirent énormément ici”, pointe-t-elle.

 

 

Adresser le sexisme et les agressions  

Face à l’onde de choc #MeToo dans le rap français, les femmes ont posé des paroles et des actes, au contraire des hommes. Lola Levent, créatrice de la plateforme d.i.v.a.infos sur Instagram, comme Emmanuelle Carinos, doctorante en sociologie, datent cette prise de conscience avec l’affaire du rappeur Tengo John, accusé d’harceler une ex. La première a grandi avec pour figure tutélaire la réalisatrice féministe Carole Roussopoulos, grand-mère de sa meilleure amie, et trois frères à la maison; “les deux salles, deux ambiances de ma vie: le boys et le girls club!”. Son compte Instagram valide les alertes qu’elle lançait dans le milieu. Depuis son lancement, Lola Levent expérimente “l’omerta”, est accusée de faire du buzz pour se visibiliser, “comme si c’était un kif de parler de viol toute la journée”.

 

 
 
 
 
 
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Depuis, d’autres comptes, des médias, ont embrayé le pas, achevant de normaliser sa démarche. Emmanuelle Carinos ne se dit pas journaliste; en thèse, elle écrit des articles pour le magazine de rap l’ABCDR sur son temps libre et organise des séminaires sur le rap à l’ENS. En janvier 2021, son billet d’humeur sur les violences sexistes et sexuelles dans le milieu du rap bénéficie d’un retentissement inattendu pour elle. Le rap nourrit son féminisme: “Quand je vois toute l’énergie, la corrosion, l’humour du genre, je veux pareil: avoir le droit à tout si on a envie. Revendiquer ça pour les femmes, c’est féministe.” Et de pointer ce qui bloque encore dans le milieu: “Tant que ce n’est pas public, managers, journalistes continuent la plupart du temps à soutenir, protéger l’agresseur. Ce qui a changé: entre meufs, on parle un peu plus pour se protéger. Des mecs aussi transmettent l’info mais c’est limité: les mineures en concert ne sont pas protégées par des bruits de couloir entretenus dans cet entre-soi.

 

Questions de légitimité

Toutes les femmes qui font évoluer les choses ne se revendiquent pas féministes. “Mais mes préoccupations dans ma vie personnelle, mon travail tendent de plus en plus vers ça”, nous écrit Ouafa Mamèche. Passée par OKLM, puis Din Records, label du rappeur Médine, elle a créé Faces Cachées, une maison d’éditions où le rap tient une place dans les publications. Ouafa Mamèche note la difficulté pour certaines, encore, de se sentir légitimes: “Pour mon podcast Hors-Temps, j’ai du mal à trouver des expertes pour parler de certains rappeurs des années 2000, par exemple.” Elles existent pourtant, comme Benjamine Weill, philosophe de formation, dont le livre Au mic citoyen·ne·s, préfacé par le journaliste et écrivain référence du hip hop Olivier Cachin et sorti en octobre dernier, est passé inaperçu. Sexisme, messages déplacés: sa parole publique, singulière, lie rap et philo. Elle est incomprise et moquée dans ses DMs. La route est encore longue pour que la présence des femmes dans le rap game ressemble à la devise rassembleuse de Juliette Fievet: “Par nous, pour tous.

Dolores Bakèla


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