Est-ce qu’un jour on aurait entendu (et vu) Cardi B et Megan Thee Stallion parler de leur “wet ass pussy” dans un titre déchaînant les passions (WAP) s’il n’y avait pas eu Salt-N-Pepa? Quand le groupe de rap féminin débarque en 1985, la culture hip hop est loin de ressembler à ce qu’elle est aujourd’hui. D’abord, parce que le rap n’est alors pas considéré comme une musique bankable, et intéresse davantage les labels indés que les majors. C’est aussi une musique perçue comme dangereuse car issue, à la fin des années 70, des quartiers défavorisés de New York, où traînent notamment des gangs. Les paroles sont souvent centrées sur la violence, la drogue, l’argent et la police. Sans compter que le milieu du rap, en particulier du gangsta rap, a des airs de boys club. Très peu de femmes arrivent à se faire une place au milieu des MC’s qui avancent, fiers et soudés, en crews. Les femmes sont le plus souvent spectatrices, choristes, danseuses ou vues comme des groupies, pendant qu’on sort les platines dans la rue lors des block parties.

 

Il existe bien des pionnières comme Sharon Green alias MC Sha-Rock, qui débute dans le Bronx, ado, dans les années 70 et impressionne pas sa voix puissante. En 1979, elle devient avec son groupe Funky 4 + 1, la première rappeuse à enregistrer officiellement une chanson. On peut ajouter au tableau quelques femmes badass comme Sylvia Robinson qui a produit le mythique Rapper’s Delight de The Sugarhill Gang en 1980 ou Cindy Campbell qui organise en 1973 une fête dans le Bronx lors de laquelle elle booke son frère, Kool Herc, le créateur du breakbeat, comme DJ. Cette soirée est considérée pour beaucoup comme le début du hip-hop. On notera aussi l’importance de l’un des premiers groupes de rap entièrement féminin, The Sequence, formé en 1979. Les trois membres du groupe n’étaient pas considérées à leur juste valeur par leurs pairs (avant d’être samplées par Dr. Dre en 1995) et très peu payées.

 

 

Raconter son histoire

C’est dans ce contexte féroce où des bad boys mènent le jeu, que débarque Salt-N-Pepa. Cheryl James, née à Brooklyn et Sandra Denton, née à Kingston, en Jamaïque, étudient ensemble les soins infirmiers et la psychologie dans une école du Queens et se repèrent à la cantine grâce à des détails stylistiques. Sandra Denton arbore des épingles à nourrice aux oreilles et un blouson en cuir noir. Pour gagner un peu d’argent, les deux filles vendent à mi-temps des garanties pour des machines à laver dans un call center du magasin Sears dans le Queens. Mais elles passent la plus grande partie de leur temps à discuter, blaguer et évoquer leurs rêves. Au mitan des années 80, Hurby Azor (petit ami de Cheryl et futur manager du groupe) étudie la production musicale et demande à James et Denton d’enregistrer un morceau pour un projet scolaire. Sous le nom de Super Nature, les deux chanteuses sortent le titre The Show Stoppa (Is Stupid Fresh) en 1985. Inspirées par la rappeuse Roxanne Shanté qui avait clashé le trio U.T.F.O responsables d’un morceau sur une femme refusant de céder à des avances, Cheryl James et Sandra Denton répondent avec leur chanson à un titre rappé par deux hommes, le hit de Doug E Fresh et Slick Rick The Show.

 

Jusque là, ce sont les hommes qui se vantent à coup de punchlines acérées de leurs conquêtes féminines et de la manière dont ils les traitent. Le mot “bitch” revient souvent et ce n’est pas, dans leurs bouches, un compliment. Les deux rappeuses veulent raconter leur point de vue, leurs histoires, et par-là même celles des femmes, en particulier celles des femmes noires. Dans une interview accordée au magazine Hollywood Life en 2015, Cheryl James, ouvertement féministe, expliquait: “Cela a toujours été un domaine dominé par les hommes, et nous sentions qu’il manquait une voix. Et je pense qu’il était de notre responsabilité en tant que femmes de rendre autonome notre jeune génération. Dans leur premier morceau, elles rappent: “Right now, I’m gonna show you how it’s supposed to be ‘Cause we, the Salt and Pepa MCs  […]” (“Maintenant, je vais te montrer comment c’est supposé être car nous, les MC’s Salt et Pepa […]). Le morceau étant un succès radio immédiat, elles reprennent ces mots “salt” et “pepa” (“sel et poivre”) pour en faire leur nom: Salt-N-Pepa, James étant Salt et Denton, Pepa. Le blaze leur va comme un gant: ces deux condiments épicent un plat, lui donnent sa saveur, et les deux Mcs sont là pour relever le rap, lui donner un autre goût, à la fois mordant et nouveau. Un label les signe dans la foulée de leur single séminal, et en 1986 sort leur premier album, Hot, Cool & Vicious (tout un programme), avec la DJ Latoya Hanson (qui sera ensuite remplacée par Deidra “Spinderella” Roper).

 

Parlons de sexe

La formation va alors rencontrer un succès foudroyant, se hissant -en cinq albums- très souvent dans le haut des charts dans les années 80 et 90 et récoltant un Grammy, ainsi que plusieurs MTV Awards. Salt-N-Pepa devient le premier groupe de rap féminin à vendre plus d’un million de copies et à être album de platine. Elles enchaînent les plateaux TV, jouent pour le Prince du Brunei, pour des sultans d’Arabie Saoudite, prennent des jets privés et des yachts. Les dents du rap “underground” crissent et leur reprochent d’êtres des “vendues”, d’autant plus que ce sont des femmes qui réussissent dans le mainstream.

 

On ne compte plus le nombre de leurs titres s’imposant comme des tubes rap, r’n’b et pop, voire des hymnes. Push It, Do You Want Me, None of Your Business, Let’s Talk About Sex, Shoop. Les Salt-N-Pepa parlent dans leurs paroles de leur sexualité, de leurs désirs, notamment dans le morceau Whatta Man où le groupe évoque, semble-t-il, le clitoris (“Touch me in the right spot”). Elles en profitent pour donner à la fois  leur définition d’un bon coup et d’un homme bien: “He takes his time, does everything right….[He] gives me goose pimples with every single touch….[A good man is] secure in his manhood because he’s a real man. (…) “[He’s] never disrespectful cause his momma taught him that! (Ndlr: Il prend son temps, fait tout bien…. [Il] me donne la chair de poule à chaque contact… [Un homme bien est] en sécurité par rapport à sa virilité. (…) “[Il] n’est jamais irrespectueux parce que sa maman lui a appris!

 

Leur façon d’aborder la sexualité des femmes noires prend racine dans les graines semées par la prêtresse du blues bisexuelle et visionnaire des années 20 Bessie Smith, mais Salt-N-Pepa ancre son propos dans l’époque, qui est celle d’une émancipation sexuelle. Les années 90 donnent en effet de plus en plus de visibilité dans la pop culture à des femmes qui contrôlent pleinement leurs corps. Dans le légendaire Let’s Talk About Sex, les rappeuses invitent à discuter des relations sexuelles sans tabou alors que le sujet est alors peu présent médiatiquement (nous sommes, malgré les efforts de Madonna, dans une Amérique puritaine). Elles veulent aussi encourager leur audience à se protéger contre les MST alors que le Sida fait de plus en plus parler de lui. Elles vont d’ailleurs enregistrer une autre version du single intitulé Let’s Talk About AIDS. Dans le clip de Let’s Talk About Sex, il y a ce moment jouissif où l’on voit les rappeuses habillées en ouvriers de chantier, en train de reluquer les hommes qui passent. On y voit aussi leur manager bâillonné, celui-là même qui en fait voir dans la vraie vie de toutes les couleurs à Cheryl James, son amie. Dans les interviews qu’elles accordent dans les années 90, les artistes insistent sur le fait que le “men-bashing” (le terme est d’elles) dont elles font preuve dans tous leurs albums vient du pourcentage d’hommes qui les ont mal traitées tout au long de leur vie.

 

Grandes sœurs

Le groupe met aussi en lumière, dans ses paroles comme dans ses entretiens, l’importance du respect, du consentement, de l’indépendance financière tout en évoquant la place de la maternité et en dénonçant les agressions et la discrimination. Leur image véhicule également des messages comme l’amitié (elles portent des tenues et des coupes de cheveux assorties pour mieux renforcer leur sororité) et la confiance en soi. Elles oscillent entre les blousons oversize accessoirisés de grosses chaînes bling dorées et les shorts moulants portés avec des crop tops, exhibant fièrement leurs corps musclés. Le biopic de Lifetime montre cependant que de nombreux problèmes noircissaient le tableau énergique, coloré et joyeux présenté par le groupe. L’ex mari de Pepa, le rappeur Treach du groupe Naughty by Nature, aurait été violent envers elle pendant des années. Salt a aussi révélé bien plus tard son combat contre la boulimie lorsque le groupe était au sommet. Des conflits financiers vont aussi conduire la formation à se séparer en 2002. La D.J. Spinderella, virée sans ménagement, va intenter une action en justice au groupe (ce qui n’est pas montré dans le film de Lifetime), leur reprochant de ne pas lui avoir versé assez de royalties. Les artistes vont aussi avoir d’autres soucis avec leur ex manager, Azor, et leur ancien label, Next Plateau. Elles ne comprennent pas pourquoi, alors qu’elles ont vendu en tout 15 millions de disques dans le monde, elles ne sont pas aussi riches qu’Azor, qui possédait une belle maison dans les 90’s.

 

Malgré les zones d’ombre, le girl band, qui s’est reformé en 2005 et dont le biopic Lifetime est en partie produit par leur amie Queen Latifah, laisse un héritage énorme. La façon dont des groupes de filles r’n’b tels que TLC ou les Destiny’s Child ont parlé de désir mais ont aussi fait part de leur engagement (TLC arborait des préservatifs sur ses tenues pour encourager ses fans à se protéger) est très proche de l’attitude de Salt-N-Pepa. Certains de leurs propos étaient très en avance sur leur temps. Dans une interview donnée au New York Magazine en 1994, Cheryl James expliquait: “Il y a des filles qui se débinent totalement. Elles feraient tout pour un gars. Notre message est que nous nous efforçons de ne pas laisser les gars mal vous traiter. Les filles nouent des relations et leur homme devient leur monde. Vous devez devenir une personne à part entière avant de pouvoir être dans une relation.” Pour beaucoup, les Salt-N-Pepa restent les grandes sœurs cool de Nicki Minaj et Cardi B, celles qui à travers des morceaux dansants, nous ont réconcilié·e·s avec un hip-hop qui avait tendance à sous-estimer la puissance des femmes.

Violaine Schütz 


**************************
https://wp-test.cosavostra.com/wp-content/uploads/2021/02/Webp.net-resizeimage-30.jpg
**************************

**************************

**************************

Leave a comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *

SMTP_FROM: smtp@cosavostra.com