Inès Léraud, journaliste d’investigation vent debout contre les scandales sanitaires et environnementaux

Vous avez peut-être déjà entendu sa voix sur France Culture, dans l’émission Les Pieds sur Terre où elle a tenu un “Journal breton” pendant trois ans. Ou bien vous avez peut-être lu la bande dessinée à succès intitulée Algues vertes. L’histoire interdite (éditions Delcourt) qu’elle a co-écrite avec Pierre Van Hove, sur les algues vertes en Bretagne, écoulée à près de 100 000 exemplaires. Pourtant, rien ne prédestinait Inès Léraud, aujourd’hui âgée de 39 ans, à devenir journaliste d’investigation.

C’est en 2008, alors qu’elle mène des études de cinéma, que la jeune femme découvre que non seulement sa mère a été contaminée par le mercure de ses plombages dentaires, mais qu’elle est, elle aussi, victime de cette contamination, transmise par voie placentaire pendant la grossesse. “Une problématique sanitaire et environnementale m’a sauté à la figure”, explique-t-elle. “J’ai découvert que chaque génération était encore plus contaminée que la précédente, car les mères se dépolluent dans leur fœtus. Ça m’a donné envie d’enquêter sur le sujet, et c’est cela qui m’a formée à l’enquête”, détaille celle qui traite aussi bien de l’amiante que de la radioactivité, des métaux lourds ou encore des pesticides. En somme, des liens entre les polluants industriels et la santé. Ces différentes investigations, en particulier sur l’agro-industrie en Bretagne, lui ont valu de nombreuses récompenses, dont la plus récente est un prix éthique décerné par l’association Anticor, qui lutte contre la corruption dans la vie publique.

 

Des sujets “déprimants et anxiogènes”

Pourtant, les questions qu’Inès Léraud traite ont mis du temps à se frayer un chemin dans les pages des journaux et dans les grilles des chaînes audiovisuelles. “J’avais voulu faire un film de cette enquête sur les matériaux dentaires, mais le CNC n’a pas retenu mon projet. J’ai alors pensé à la radio, pour laquelle j’ai un très fort goût et que j’écoute depuis longtemps. France Culture a immédiatement accepté, et de là je n’ai jamais cessé de faire de la radio”, raconte la trentenaire. Elle avoue qu’il a tout de même été “très difficile de persister”. Ses interlocuteur·rice·s lui rétorquent notamment que ses sujets sont “déprimants et anxiogènes”. “On m’a souvent dit de me diversifier, de ne pas faire que de l’enquête, de faire des portraits, des sujets plus légers… On me disait aussi avoir peur de la diffamation”, admet celle dont les enquêtes ont “parfois été amputées de certaines parties”. Pourtant, les scandales sanitaires et environnementaux interrogent de plus en plus les Français·e·s: “De nombreuses maladies qui se développent actuellement échappent aux diagnostics médicaux, comme la sclérose en plaque, l’endométriose ou la fibromyalgie. Les gens sont perturbés car eux-mêmes ou leurs proches développent des maladies aux causes inconnues. Quasiment toutes les familles sont touchées”, raconte-t-elle. Face à ces interrogations, les rédactions sont, selon elle, très en retard, de même que les politiques.

 

Le tournant de la Bretagne

En 2015, celle qui a grandi à Saumur, dans le Maine-et-Loire, s’installe en Bretagne, dans le petit village de Maël-Pestivien, dans les Côtes-d’Armor, avec l’idée d’abandonner la radio et d’écrire un livre. Un déclic qui survient grâce à Serge Le Quéau, ancien facteur très impliqué dans la vie rurale et syndicale, qu’elle décrit comme “un phare”. “J’ai trouvé en lui une manière d’être, entre l’analyse et la mise en actes”, dit-elle. Installée dans une maison prêtée par des amis, elle reçoit un appel de la productrice de France Culture, Sonia Kronlund, qui lui demande de tenir un journal radiophonique de son enquête. L’aventure va durer trois ans, sur 22 épisodes. Dès lors, les problématiques qu’elle explore se mettent à intéresser beaucoup d’auditeur·rice·s et de journalistes. Surtout, les Breton·ne·s sont réceptif·ve·s: “J’ai senti que ça leur faisait de l’effet que quelqu’un vienne sonder en profondeur ce qui se passait chez eux, et j’ai reçu de plus en plus de courriers de gens qui prenaient conscience de ce qui se passait sur leur territoire, de l’omerta, du silence”, affirme la journaliste. La confiance est difficile à obtenir, mais les choses se débloquent peu à peu, notamment grâce à un “effet boule de neige”. “Il y a eu un moment de bascule où j’ai été submergée par les sources, les témoignages, sur des choses très graves. Il y a eu une prise de conscience collective”, affirme Inès Léraud. “Ça porte ses fruits d’être dans un territoire où il n’y a pas de journaliste qui enquête, où les journalistes changent tout le temps de sujet. Il faut être très très très patient·e mais au bout d’un moment, les conséquences sont inattendues, au point que mon travail compte aujourd’hui dans la politique régionale, transforme les élus, leur discours, que les citoyen·ne·s demandent des comptes en présentant mon travail”, dit-elle avec fierté mais humilité.

 

Menaces et pressions

L’enquête dans un territoire circonscrit est pourtant loin d’être un long fleuve tranquille: les intimidations pleuvent, preuve qu’“on tape au bon endroit”, sourit-elle. “Faire sortir de leurs gonds des gens qui ont une grande habitude de la communication, c’est intéressant. Que la préfecture des Côtes-d’Armor me menace en diffamation si je révèle ce qu’elle vient de me dire, je trouve que c’est un moment de vérité dans un paysage où tout le monde a l’habitude de communiquer de manière très huilée”, rapporte-t-elle, estimant que le soutien citoyen a aussi énormément compté. “Avant, j’avais l’impression que mes enquêtes n’avaient pas de conséquences concrètes, j’avais souvent envie d’abandonner. Au bout d’un moment, il y a eu tellement de conséquences concrètes que j’ai été un peu dépassée par les événements. Ça, plus les pressions, mentalement je n’ai plus trop suivi”, reconnaît néanmoins Inès Léraud. Ces dernières années, la journaliste a notamment dû gérer deux plaintes déposées par des grands groupes. La dernière en date a été retirée à quelques jours du procès, en janvier. “Tout était béton. Je partais au combat sereine et stimulée, mais la durée de la justice est telle que c’est usant”, rapporte-t-elle. Inès Léraud dénonce “des procédures baillon” et “une fabrique du silence”, qui visent à intimider journalistes et témoins, à pousser les gens comme elle à abandonner leurs enquêtes. Pas de quoi se résigner pour autant. Alors qu’elle s’est récemment installée dans le sud-ouest, Inès Léraud compte prochainement retourner en Bretagne, avec en ligne de mire l’histoire des coopératives agricoles et la reconfiguration du paysage agricole après-guerre. Des histoires qu’elle racontera probablement sous forme de bandes dessinées. Et de conclure en souriant: “Depuis mon départ en Bretagne, je n’ai plus envie de faire autre chose que du journalisme.

Delphine Le Feuvre

Bomba Estereo sort un album connecté à la nature inspiré par le confinement

Elle est la chanteuse du groupe colombien Bomba Estereo. Li Saumet est une figure emblématique de la scène électro(picale) mondiale et revient cette année avec un nouvel album Deja (Ndlr: “Laisse”). Cet album se découpe comme les quatre éléments: l’eau, le feu, la terre et l’air. Un disque où la nature est omniprésente et qui est largement inspiré par le lieu de résidence de la chanteuse, sur la côte caraïbe colombienne, au pied du massif de la Sierra Nevada. Un lieu plein de magie, à la nature foisonnante que l’on retrouve dans les sons. Une fois n’est pas coutume, le groupe a décidé de sortir cet album pas à pas, élément par élément: une envie de respecter les rythmes de la nature justement. Rencontre avec Li Saumet.

 

On parle beaucoup de la nature ces temps-ci, c’est la pandémie qui  a inspiré le groupe?

Notre disque était presque prêt avant la pandémie, les chansons étaient enregistrées et il ne manquait plus que le travail de production. Nous avons profité du confinement en Colombie, qui a duré plus de cinq mois, pour écrire une chanson supplémentaire, mais surtout pour nous occuper de tous les arrangements et de la préparation des clips. Le thème de la nature, nous l’avions donc déjà en nous et cela faisait longtemps que l’on voulait l’aborder. Nous avions même imaginé une mise en scène pour nos concerts afin de jouer la fin du monde! Les chansons arriveraient pour parler de notre nouvelle opportunité sur terre… et voilà! Il faudra néanmoins attendre encore un bon moment pour les concerts, je pense.

Comment as-tu vécu cette synchronicité?

Pour nous, ça a été très fort. J’ai trouvé incroyable que, dans ce monde où l’on érige le bonheur dans la consommation, nous nous soyons retrouvé·e·s enfermé·e·s du jour au lendemain. Du coup, toute cette consommation est devenue complètement obsolète. Au milieu des réseaux sociaux ou du bombardement d’informations, parler de la nature et aborder certains sujets de façon plus transcendantale me paraît nécessaire. Pour notre avant dernier album, Ayo, nous avons travaillé très vite. Avec celui-ci, nous avons pris notre temps et nous avons fait la production nous-mêmes, avec les membres de Bomba Estereo, ce qui lui donne plus de force, je crois.

Pourquoi dévoiler cet album en quatre temps?

Aujourd’hui la musique latino-américaine est devenue très mainstream et elle marche toujours selon certains modèles. Mais la nature, elle, ne fonctionne pas comme ça: elle est régie selon des processus, des temps, et le fait de lancer l’album en 4 actes a pour vocation de rappeler cet équilibre. Chacun d’entre nous incarne, selon les moments de sa vie, un élément ou un autre. Parfois on se sent plus eau que feu ou plus air que terre. Et je crois que cet équilibre est un concept-clef pour l’être humain. Nous avons commencé par l’eau car c’est l’élément rénovateur. Nous sommes habitués à des rythmes très rapides presque frénétiques et, avec cette façon de sortir l’album, nous voulons que le public puisse prendre le temps d’apprécier les choses.

 

 

Il y a une autre femme qui apparaît dans cette album, l’artiste colombo-canadienne Lido Pimienta. Que vous a apporté cette collaboration?

Lido m’a beaucoup apporté, je la considère comme l’une des plus grandes artistes latino-américaines. Personnellement, j’avais le sentiment d’avoir perdu mon essence artistique au moment de notre rencontre, et notamment après notre album Ayo. Je suis allée à sa rencontre pour lui demander de l’aide. J’avais besoin, je crois, de travailler avec une autre femme. Avec Lido, nous avons fabriqué des mélodies, des voix, nous avons plein d’idées visuelles également. Les rencontres entre femmes sont nécessaires car elles apportent une énergie, non seulement de transformation, mais aussi de création. Dans le morceau Agua, le clip raconte un rituel où il n’y a que des femmes justement, et c’est ce message de solidarité féminine que nous souhaitons transmettre.

L’album s’intitule Deja. Qu’avez-vous appris à laisser et vers quoi souhaitez-vous aller?

Je crois que nous devons vraiment abandonner le monde que nous connaissions avant et entrer dans un monde différent. La façon dont nous consommons par exemple. Je pense également que cette année ne sera pas l’année où nous allons remonter sur scène. Mais nous sommes des êtres de lumière et il faut qu’on la retrouve, tou·te·s . L’artiste s’inspire de ce qui l’entoure parfois même de ce qu’il ou elle mange! Moi par exemple, je vis au milieu de la nature, à côté d’une rivière, et forcément c’est dans cet espace là que je vais chercher des sons ou mon inspiration. Le matin, je me lève et j’entends les singes hurleurs et les oiseaux, des sons qui raisonnent comme des mantras. J’ai l’impression de devenir un canal de ce qui m’entoure et qui me permet de créer.

Propos recueillis par Margot Loizillon, à Bogota

Les 10 musiciennes qui vont faire le printemps

Yndi

“Novo Mondo” (“Un nouveau monde”), annonce-t-elle avec ce single offert en guise d’amuse-bouche d’un album à venir d’ici l’été. C’est sous le nom de Dream Koala que cette artiste franco-brésilienne s’est fait connaître avant de reprendre son prénom d’état-civil Yndi, pour explorer une nouvelle voie sonore et identitaire.

Yndi, album Noir Brésil à paraître.

 

Requin Chagrin

Après des débuts en collectif, Marion Brunetto alias Requin Chagrin assure en solo et en mode rock lo-fi, pas loin du garage californien et de la dream pop… et en français, qui plus est! Son troisième album, Bye Bye Baby, témoigne encore de l’efficacité de cette formule vaporeuse. 

Requin Chagrin, Bye Bye Baby, Al+So/Sony. Sortie le 4 avril.

 

Noga Erez

Il y a quatre ans, cette jeune israélienne débarquait avec un son entre hip hop et R’n’B, et un premier album dénonçant des politiques dénuées de sens. Son nouveau bébé, Kids, réussit à être engagé, groovy et pop à la fois, façon M.I.A. made in Tel Aviv.

Noga Erez, Kids, City Slang. Sortie le 26 mars.

 

Sarah Maison

Pour son deuxième Ep, Soleils, Sarah Maison cultive toujours un folk d’obédience orientale, un peu psyché, un peu épique, souvent sensuel, toujours très poétique. Le tout nourri des vents de l’Atlas, d’où vient sa mère, et de la verdure du Cantal, terre de son père.

Sarah Maison, Soleils, Muzul Production / Modulor. Sortie le 19 mars

 

Iliona

Avec son premier Ep, le bien-nommé Tristesse, cette Bruxelloise de 20 ans s’amuse des vertus de l’autotune sans mettre au placard son timbre suave et ses aptitudes de claviériste. Quelque part entre la chanson de Montmartre et la trap d’Atlanta, elle promet d’aller loin. Peut-être aussi loin que sa compatriote Angèle?

Iliona, Tristesse, Artside.

 

Haviah Mighty

Après avoir œuvré dans le groupe The Sorority, Haviah Mighty continue de bousculer la scène de Toronto avec son rap old school et drôlement culotté. En écoutant son flow, franchement imparable, on pense aux pionnières Queen Latifah et Missy Elliott.

Haviah Mighty, single Obeah, Mighty Gangs, Inc.

 

Yendry

On en parle comme de la nouvelle Rosalia, c’est la chanteuse chouchou d’Angèle et de Lous & The Yakuza… En effet, Yendry a de quoi séduire, avec sa pop héritée de sa culture dominicaine, sa voix suave et ses rythmiques enflammées, sans oublier de dénoncer les clichés misogynes!

Yendry, Se Acabo, RCA. EP à venir.

 

Charlotte Cardin

On a bien cru qu’il n’arriverait jamais mais le voilà, le premier album de la jeune chanteuse canadienne. Entre deux mélopées accrocheuses, elle confirme son don pour les mélodies pop synthétiques, malignes et intimes à la fois.

Charlotte Cardin, Phoenix, Warner. Sortie le 9 avril.

 

Dodie

Avec l’électrofolk sensible de son premier album Build A Problem, la chanteuse anglaise Dodie, très active au sein de la communauté LGBTQI+, fait oublier ses débuts sur les réseaux sociaux, où elle s’est fait un nom avec des reprises charmantes… mais moins attachantes que ses propres compositions.

Dodie, Build A Problem, DoddleOddle. Sortie le 5 mars.

 

Alewya

De la soul forte en percussions. C’est ce que propose Alewya Demmisse, née d’un père égyptien et d’une mère éthiopienne, élevée à Londres où elle a été repérée par Cara Delevingne, qui a lancé sa carrière de mannequin. Sauf que la jeune femme, passionnée de philo, est aussi dessinatrice et chanteuse. Single après single, Alewya impose l’hybridité de ses influences.

Alewya, Ep à venir en mai, Because London.

Sophie Rosemont

Lucie Azema invite les femmes à s’émanciper par le voyage

Signer un livre dédié au voyage alors que nos quotidiens sont marqués par une sédentarité consternante, Covid oblige: il fallait oser. Lorsqu’on fait la remarque à Lucie Azema, l’autrice de l’essai Les femmes aussi sont du voyage, en librairies le 10 mars, se montre pleine d’espoir. “Je suis optimiste: les voyages vont reprendre. Je pense aussi que le confinement peut permettre de provoquer le déclic qu’il manquait à certaines femmes pour voyager.” C’est justement à elles que la journaliste s’intéresse dans son livre, en mêlant expériences personnelles de baroudeuse aguerrie, analyses de récits de voyage et décryptages féministes. Tout y passe: la représentation des voyageuses dans la littérature, la question très taboue des règles ou de la maternité pour celles qui souhaitent découvrir le monde, l’impact des constructions genrées sur les possibilités de mettre les voiles, ou encore l’association trop marquée entre aventure et performance de la masculinité.

“Les femmes sont sociabilisées pour avoir peur, pour être prudentes. 

Ces sujets ne vous disent rien? C’est bien parce qu’ils sont trop rarement étudiés que la trentenaire a décidé de prendre la plume. “J’ai toujours beaucoup voyagé. J’ai habité au Liban, en Inde, à Téhéran… Il y a quatre ou cinq ans, mes convictions féministes se sont reliées de façon naturelle à ma passion. J’ai voulu lire des œuvres dédiées au voyage au prisme du genre et je me suis rendu compte que ces questions étaient totalement absentes de la littérature francophone. J’ai décidé d’écrire le livre que j’aurais aimé lire.”  Résultat: 320 pages passionnantes qui donnent envie de tout plaquer pour prendre le large et vous feront peut-être regretter de ne pas avoir sauté le pas plus tôt. On a demandé à Lucie Azema pourquoi il est encore si compliqué d’oser voyager, notamment seule, lorsqu’on est une femme. Interview.

 

Tu dédies ton livre aux “voyageuses, exploratrices, découvreuses qui ne se poseraient pas tant de questions si elles étaient des hommes”. De quelles questions parles-tu?

Des questions liées aux angoisses d’instabilité, à la précarité, à la maternité aussi. Les femmes sont sociabilisées pour avoir peur, pour être prudentes. Donc souvent, si les femmes ne voyagent pas, c’est parce qu’elles se posent des questions que les hommes ne se posent pas. Je conseille aux femmes qui hésitent à se lancer dans un voyage de se demander: “Un homme se poserait-il ces questions-là?” Il se peut que la réponse soit “oui” car il existe bien sûr des doutes légitimes. Par contre, si la réponse est “non”, il faut y aller.

Voyager n’est donc pas plus difficile quand on est une femme?

Je ne pense pas. Personnellement, je n’ai jamais eu de problème à l’étranger lié au fait que je suis une femme. Tout ce qu’on déploie comme techniques pour éviter le harcèlement ou les agressions, sont des choses qu’on a déjà explorées dans notre pays d’origine. On a appris. Mais on renvoie les femmes à la niche en leur disant que dehors, c’est dangereux. Statistiquement, le foyer est le lieu le plus meurtrier pour les femmes. Pas l’ailleurs.

Pourtant, on continue à mettre les femmes en garde face aux dangers, souvent fantasmés, du voyage…

Dès qu’une femme parle d’un projet de voyage, d’autant plus si elle prévoit de partir seule, les questions sont les mêmes: “Tu n’as pas peur?” ou “Ça n’est pas dangereux?”. Ça part d’un bon sentiment, mais c’est fatigant et sexiste. S’il arrive quelque chose à une femme qui voyage, on lui donnera l’impression qu’elle l’a cherché, du fait de la croyance hyper partagée que voyager, c’est dangereux pour les femmes. Ce qui est faux. On sous-entendra que la voyageuse agressée a pris des risques. On entend des “Mais qu’est-ce qu’elle est allée faire là-bas?” de la même façon qu’on demande à une femme victime de viol si elle portait une jupe au moment des faits

Tu expliques dans ton livre que le voyage représente une “mise à feu pour les femmes de toutes les interdictions, de toutes les injonctions”. En quoi cette expérience est-elle émancipatrice?

Voyager, c’est un moyen de se réapproprier sa vie et le monde. Le voyage détruit les injonctions patriarcales à plein de niveaux. La voyageuse bouscule la vision classique de la solitude, elle ne dépend de personne, sort du foyer, d’un espace circonscrit… Et il existe un autre aspect très important qui concerne les injonctions physiques: en voyage, il est plus compliqué de s’épiler ou de se maquiller. Les femmes se déchargent de ça, n’en ont plus rien à faire. Ça fait partie de la libération.

“Sur Instagram, on retrouve une image sexualisée de la voyageuse. C’est un retour en arrière. 

Cette émancipation par le voyage semble mise à mal par un phénomène récent: l’apparition des réseaux sociaux…

Dans mon livre, je m’intéresse surtout à Instagram: le réseau social du voyage par excellence, que je considère particulièrement patriarcal et sexiste. Le physique y tient une place très importante et on retrouve une image sexualisée de la voyageuse. C’est un retour en arrière. Une attention toute particulière est portée aux habits, au maquillage et finalement à tout ce qui concerne la charge esthétique, à l’opposé de la notion de liberté.

En s’appuyant sur un corpus fourni de récits du voyage, tu démontres que les aventurières ont été pendant très longtemps décrédibilisées et considérées comme des femmes “sinon laides, a minima négligées”. Est-ce que cette vision de la voyageuse a évolué d’après toi?

Pendant longtemps, les voyageuses étaient aussi décrites en fonction de deux figures: la peureuse, celle qui a peur de tout et n’ose rien faire, et la putain, une femme complètement débridée. Aujourd’hui, plus personne ne peut tenir publiquement des propos aussi sexistes. En tous cas pas de manière aussi frontale. Je pense que maintenant, ça prend la forme de moqueries en s’appuyant sur l’idée que les voyageuses sont les accompagnatrices d’hommes avec lesquels elles voyagent. Elles sont aussi souvent représentées comme de petites choses fragiles.

Le voyage est donc toujours incarné, dans l’imaginaire commun, par une figure masculine?

Oui. Une personne qui part à l’aventure, c’est encore pour beaucoup le mec qui transpire dans sa jungle. Le voyage représente encore une performance de la masculinité qui exclut les femmes et les hommes qui ne correspondent pas à cette caricature. Avec mon livre, j’essaye d’apporter une autre vision. On peut changer le regard qu’on porte sur cette expérience. Ça a été mon cas et c’est ce que je souhaite provoquer. Les femmes ont une place à prendre dans l’aventure, si elles en ont envie.

Propos recueillis par Margot Cherrid

Thérèse, une musicienne engagée qui démonte les clichés sur les Asiatiques

Chinoise, Chen Li, Massage, Polie, Soumise au lit, You call me Katsuni, Chinese, Money, Femme tigre, Gucci, Lucy Liu, Gong Li, 2020 vis ma vie, Chintok, Grain d’riz, Manga, bar tabac, Jacky Chan, Bruce Lee, Tu l’tabasses, il sourit, Matheux, mafieux, Mini zizi, Virus c’est qui? Casse-toi où j’te mets la zermi.” Thérèse, Claudia, Maniseng, Lin Fu Xian Sayarath, à l’état civil, “d’origine sino-lao-viet née à Ivry-sur-Seine”, énumère les étiquettes que d’autres ont imaginées pour elle en introduction de son  morceau Chinoise?. Avec son franc-parler argotique, l’artiste les toise, se réapproprie les mots plutôt que de les subir et démonte les clichés qu’ils charrient en deux minutes et cinquante secondes. “Je fais de la musique pour démocratiser des idées”, lance-t-elle sur un ton décomplexé. Thérèse prend la place, que ce soit sur les plateaux télé, invitée à réagir à la sinophobie liée à la pandémie, par le biais de sa chaîne YouTube pour véhiculer un message positif sur le self love ou célébrer l’indocilité féminine, sans parler de ses interventions au long cours dans plusieurs podcasts. 

Thérèse ne s’arrête pas là. Elle multiplie aussi les prises de paroles engagées sur son compte Instagram, vitrine de son intranquillité.

 

 
 
 
 
 
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De celle qui vous pousse à agir. “L’intranquillité chez moi est latente mais je suis très à l’aise avec, je la recherche presque, reconnaît-elle. Dès lors que je suis tranquille, donc dans le confort, j’ai le sentiment de mourir un peu.” En effet, elle a quitté un poste de salariée en CDI et un salaire confortable dans une grande maison de luxe pour la précarité d’une vie d’artiste, d’abord en duo avec La Vague, qu’elle formait avec le compositeur Jonathan Granjon, avant de monter son projet solo. Sa chronique de l’intime s’accompagne d’une dimension politique sur les chansons de son premier EP, Révâlité. “J’aime bien faire ce genre de juxtaposition hasardeuse, dit-elle. Je suis une optimiste pragmatique, j’ai les pieds sur terre et la tête dans les étoiles. À côté de ça, je ne suis pas absolutiste, je ne crois pas en une vérité, donc pas en une réalité, et du coup j’ai accepté que la vie est l’oscillation permanente entre ce qui est et ce qu’on aimerait. C’est ce qui me met en mouvement. Si tu es prisonnier·e du rêve, tu ne fais pas, et si tu es satisfait·e du réel, tu n’as pas de raison de bouger. Moi, je suis dans le faire.

 

Militante “pour la liberté”

Thérèse agit au point de mener tous les combats d’un coup. Quand elle chante la libido féminine éprouvée par la crise sanitaire (Skin Hunger), le geste est éloquent. Derrière le manque de chair, le corps contraint qui ne demande qu’à exulter, elle regrette le processus de déshumanisation de la société qui conduit à l’instauration de lois liberticides. Sur T.O.X.I.C, le premier morceau sous son nom propre, il est question de féminin empêché. Elle y interroge nos contradictions, nos limites, notre capacité à dire stop. “Le monde est un miroir de nous-même, on est notre individualité et l’inconscient collectif, et je ne peux pas m’empêcher de faire cet aller-retour permanent entre les deux pour avancer”, explique-t-elle.

 

Thérèse chérit son double héritage culturel. Elle emprunte à la culture occidentale l’importance de l’épanouissement personnel; à la culture orientale, sa vision holistique de la société et du monde, qui fait s’effacer l’individu devant le collectif. “J’ai besoin de m’épanouir personnellement pour mieux servir le collectif, c’est ce que j’appelle la contamination positive”, résume-t-elle.

Je trouve qu’on est dans une société absolument endormie par l’argent, le confort, le capitalisme.

L’avenir du vivre ensemble se trouverait dans cet équilibre précaire. Elle dit toujours y croire. Entre les lignes, elle regrette que cette notion soit rendue caduque par le manque de responsabilité citoyenne. Sur le refrain de Private Party, elle cible la majorité silencieuse: “Vous êtes tou·te·s invité·e·s à ma fête privée, brisez les chaînes, faites votre part, ne blâmez personne.” Et d’interroger: “ On est constamment en train de réclamer nos droits, mais qui remplit ses devoirs aujourd’hui? Je trouve qu’on est dans une société absolument endormie par l’argent, le confort, le capitalisme. Cette chanson, c’est rappeler qu’on a tou·te·s notre part de responsabilité.

Celle qui jouait les justicières aux poings serrés, le verbe haut, pour défendre ses copines dans la cour de récré, sera militante. Un terme qui achève généralement les présentations la concernant, précédé des mentions musicienne, styliste, modèle. Thérèse s’est choisie cette étiquette pour signifier qu’elle est dans l’action concrète, même si elle lui préfère les qualificatifs “engagée et citoyenne”. Sa voix trouve aujourd’hui un écho jusque dans les collèges et les centres culturels à destination des plus jeunes. “Je les fais parler de sexualité et de genre, de féminisme, d’antiracisme, de vivre-ensemble, de responsabilité citoyenne, de mode, de musique, d’éducation”, dit-elle. Des sujets nourris de ses convictions politiques et personnelles, qu’elle situe à l’intersection de la philosophie humaniste.

 

À militante, elle ajoute “pour la liberté”. Une nuance qu’elle n’idéalise pas mais qu’elle poursuit comme un mantra. “Ça veut dire penser par soi-même et faire les choses en pleine conscience”, pense-t-elle, guidée par la tête, le corps et le cœur, ses garde-fous. Jusqu’à sa dernière prise de parole libre sur l’agent orange, le poison de la guerre du Vietnam, l’artiste ne craint ni la polémique ni le burn out militant, et investit la scène engagée sans compromis. Elle conclut ainsi: “J’ai tous mes membres dedans parce que j’ai choisi d’avoir ce rôle de pont.

Alexandra Dumont 

Avec “Féminisme washing”, Léa Lejeune dénonce la récupération du combat féministe par les marques

Un t-shirt à slogan émancipateur, un objet de déco à l’effigie d’une femme puissante ou même des baskets repérées dans un spot publicitaire qui démonte les stéréotypes de genre: qui n’a jamais eu envie de casser sa tirelire pour afficher fièrement son féminisme? Il y a quelques années, c’est pour une sculpture représentant Frida Kahlo que Léa Lejeune craque. Rapidement, la journaliste économique et présidente de l’association Prenons la Une tombe de haut. Elle comprend que la Fridamania a fait subir un “relooking esthétique, raciste et validiste” à l’artiste mexicaine. Sa peau est blanchie et sa pilosité atténuée pour rendre son physique plus bankable. Pour le féminisme, on repassera. “À ce moment-là je me suis dit ok, si moi aussi je me fais avoir, ça veut dire que les entreprises rivalisent d’imagination pour nous convaincre d’acheter ces objets, se souvient la trentenaire. Je voyais que depuis des années, les idées féministes se diffusaient dans la société et je constatais une certaine réappropriation par le marketing, par les marques. Je me suis dit qu’il était temps d’aller chercher l’information à la source.

Dans Féminisme washing (Éd. Seuil), en librairies le 4 mars, Léa Lejeune enquête donc sur cet “ensemble de pratiques marketing, de stratégies de communication et des ressources humaines qui vise à faire croire qu’une entreprise est féministe pour gagner des clientes ou attirer des candidates à des postes alors que l’entreprise en question n’agit pas réellement pour l’égalité”. L’autrice souhaite toucher un public double. D’abord, “les militantes féministes, les jeunes femmes, les consommatrices, pour les aiguiller dans leur manière de consommer et les aider à repérer les entreprises qui développent des discours fallacieux pour les pousser à l’achat” puis “les décideurs, les personnes en charge des ressources humaines et du marketing” qui se vantent de favoriser l’égalité femmes-hommes. Nous avons posé quelques questions à celle dont le travail vous fera repenser vos habitudes de consommation.

 

D’après toi, le féminisme fait vendre aujourd’hui? 

Je pense que le féminisme marketing fait vendre parce que les valeurs et les combats qui sont portés par le mouvement sont simplifiés à l’extrême et cachés derrière des valeurs d’empowerment, de girl power, de féminisme pop avec une tonalité colorée qui fait beaucoup moins peur. Il est difficile de trouver des chiffres qui prouvent réellement qu’utiliser un marketing féministe a un impact sur les ventes. Les entreprises sont très discrètes là-dessus. Par contre, ce qu’on sait, c’est que certaines marques comme Dove produisent des publicités féministes depuis 2004 et ont choisi de continuer dans cette voie. On se dit qu’une entreprise comme celle-ci aurait changé de stratégie il y a longtemps si ce discours ne lui rapportait pas d’argent. Toutes les marques de protections hygiéniques surfent aussi sur le féminisme en montrant des femmes fortes qui font du sport par exemple. C’est un indice qui nous permet de supposer qu’une approche féministe permet de vendre plus. 

Chez Cheek, on a notamment salué en 2018 la représentation de sang rouge pour la première fois dans une publicité pour serviettes hygiéniques. On n’aurait pas dû?

C’est tout le principe du féminisme washing: c’est à double facette. D’une part, ces représentations sont une bonne chose car elles proposent des images moins stéréotypées des femmes et leur permettent de se reconnaître dans la publicité, ce qui n’était pas le cas avant. Et d’un autre côté, je pense qu’on s’est toutes fait avoir, dans le sens où l’on finit par oublier que l’objectif de tout ça est avant tout de nous faire consommer plus et de permettre aux entreprises de se renforcer par rapport à la concurrence.

Tu expliques dans ton essai que les publicités dites “féministes” créent de nouvelles insécurités. Lesquelles?

Les marques ont procédé à un glissement. Concernant les produits de beauté et de cosmétique par exemple, les entreprises organisaient auparavant leur stratégie publicitaire autour de l’idée qu’une femme devait être belle et tirée à quatre épingles. Aujourd’hui, les femmes n’achètent pas simplement des produits cosmétiques pour correspondre à des idéaux de beauté, mais pour correspondre à des idéaux de femme forte, indépendante, qui gagne sa vie, qui a du caractère. Les publicités ont fini par nous faire croire qu’en achetant un produit, on achetait tout ce package-là, qui comprend la confiance en soi. 

C’est une manière de dépolitiser la lutte féministe?

Ça devient individuel, ça retourne le problème vers soi. On se dit “On doit faire ceci ou cela pour correspondre aux idéaux de la société, pour avoir davantage confiance en soi”. Sauf que le féminisme, c’est avant tout un combat collectif pour l’égalité des droits. Si les femmes n’ont pas confiance en elles, ce n’est pas parce qu’elles ne détiennent pas tel ou tel produit. C’est toute la manière dont le patriarcat est construit qui renforce, notamment, notre syndrome de l’imposteur.

Dans ton essai, au-delà de la publicité, tu t’attaques directement au fonctionnement des entreprises qui prétendent défendre une certaine égalité femmes-hommes. Tu as un exemple particulièrement parlant du féminisme washing des entreprises?

Je choisirais l’utilisation du féminisme par McDonald’s. Le 8 mars 2018, dans la petite ville de Lynwood, en Californie, un McDonald’s a choisi de renverser le M de “McDonald’s” pour en faire un W pour “women”. L’info a été reprise un peu partout et la directrice mondiale de la diversité de McDo a publié un communiqué affirmant que la chaîne de restauration cherchait à célébrer les femmes partout dans le monde. En fait, tout ça, c’est des belles paroles. McDonald’s a été pointé du doigt par une coalition internationale de syndicats pour son manque de réaction face au harcèlement sexuel, aux commentaires vulgaires ou agressions physiques dans ses restaurants. Mon enquête ainsi que celle de Mediapart confirment les cas de harcèlement sexuel et révèlent des cas d’agressions sexuelles dans les McDo français. La maison mère de McDonald’s réagit assez peu et se dédouane de ses responsabilités, étant donné que la chaîne fonctionne avec un système de restaurants franchisés. Les écarts de salaire entre hommes et femmes sont également importants. Ça montre bien que l’on est dans la façade et pas encore dans une volonté générale de lutte contre les discriminations sexistes et salariales dans l’entreprise.

Comment envisages-tu le futur? Réconcilier féminisme et capitalisme, c’est possible selon toi? 

Je pense qu’il est impossible de réconcilier féminisme et libéralisme. Il faut absolument un capitalisme régulé, qui met l’humain au centre, pour réconcilier l’entreprise avec les droits des femmes. À l’heure actuelle, ça part dans tous les sens. Il y a des choses positives et des choses négatives. Mais par une prise de conscience des marques soutenue par un activisme militant sur les réseaux sociaux et en dehors, je pense qu’on peut espérer que les entreprises se mettent à bouger et faire en sorte que les marques qui utilisent le féminisme comme valeur cherchent à entrer en adéquation avec les idées qu’elles mettent en avant dans leur communication. 

Propos recueillis par Margot Cherrid 

Infertilité, endométriose… 5 BD qui brisent les tabous

De l’œuvre pionnière de Liv Strömquist, L’Origine du monde, à l’enquête approfondie de Marie Dubois Un Bébé si je peux, les autrices de BD n’ont cessé ces dernières années de s’attaquer à de nombreux tabous. Le format est devenu un terrain d’exploration pour y questionner le rapport de la société patriarcale au corps des femmes. Des violences gynécologiques à l’errance médicale menant à un diagnostic d’endométriose en passant par la solitude du post-partum, voilà cinq BD à lire ou à offrir pour s’informer sur ces sujets fondamentaux.

 

Un Bébé si je peux, de Marie Dubois

un bébé si je peux marie dubois

Le pitch: À 29 ans, Marie Dubois est décidée: elle veut un enfant. Elle arrête sa contraception et commence à essayer de tomber enceinte. Les mois passent et ses règles finissent toujours par revenir, inlassablement. Pendant sept ans, elle va enchaîner les rendez-vous médicaux, les inséminations artificielles et les tentatives de fécondation in vitro. En partant de cette expérience personnelle, Marie Dubois déroule une enquête complète et documentée sur l’infertilité, un sujet qui touche un·e Français·e sur cinq.

Pourquoi on la lit: Le sujet paraît lourd et pourtant le style graphique et littéraire de Marie Dubois permet de comprendre, et même souvent de rire, de l’infertilité. Elle vulgarise le vocabulaire scientifique, démêle les inconnus qui entourent encore la conception d’un enfant, fait un peu de sociologie en expliquant les grossesses de plus en plus tardives… Mais elle aide surtout à briser le tabou qui pèse sur les personnes (qu’il s’agisse de couples hétérosexuels, homosexuels ou de femmes seules) qui tentent de tomber enceintes. L’autrice analyse les petites remarques entendues sur le stress qui empêcherait les grossesses, les mythes sur les blocages psychologiques, le rapport des femmes infertiles à leur corps, les violences gynécologiques… Elle dénonce une société patriarcale qui fait presque systématiquement peser la responsabilité sur les femmes. Un Bébé si je peux permet de se réapproprier des concepts parfois complexes et d’apporter un éclairage féministe à une question trop souvent mise de côté dans la lutte. À lire absolument, que vous soyez concerné·e·s ou non par le sujet: elle donne aussi des clés pour ne pas être maladroit·e face aux personnes qui n’ont pas d’enfants.

Parue aux éditions Massot et XXI

 

Corps publics, de Mathilde Ramadier et Camille Ulrich

corps public mathilde ramadier

Le pitch: Basée sur des témoignages, cette bande dessinée retrace l’histoire d’une femme, de son adolescence à sa première grossesse en passant par sa carrière d’actrice et d’ouvreuse au théâtre. Elle s’intéresse plus précisément à la manière dont son corps est perçu par les médecins, les proches, la famille, les hommes et la société au fil des années.

Pourquoi on la lit: Mathilde Ramadier et Camille Ulrich proposent une lecture féministe émouvante de chaque période de la vie de leur héroïne Morgan. Chaque événement que cette dernière traverse (les premières règles, les premiers partenaires, la première grossesse…) est racontée dans une perspective profondément politique. Camille Ulrich alterne des planches réalistes et des grandes cases expressionnistes où elle met des images et invente de nouveaux imaginaires autour des expériences encore peu représentées: les douleurs menstruelles ou de l’accouchement, le post-partum… Un album important pour mettre enfin en lumière toutes les manières dont les femmes se retrouvent, à différents moments de leur vie, dépossédées de leurs corps.

Paru aux éditions du Faubourg

 

Juste une endométriose, de MaY et Fanny Robin

Juste une endométriose MaY et Fanny Robin

Le pitch: L’autrice Fanny Robin et l’illustratrices MaY, toutes deux atteintes d’endométriose, racontent sous forme de strips humoristiques leur quotidien avec la maladie.

Pourquoi on la lit: L’idée de cette bande dessinée est née du compte Instagram de Fanny Robin, Chère endométriose, sur lequel elle enchaîne memes et blagues et recueille des témoignages sur une maladie encore très méconnue. Cette BD illustrée par MaY raconte avec humour, une pointe d’ironie et beaucoup d’autodérision l’errance médicale qui précède le diagnostic de l’endométriose, les douleurs intenables, les stocks de bouillotte, toutes les manières dont les femmes essaient de “vivre avec”. Juste une endométriose met des images sur des situations encore méconnues et brise de nombreux tabous avec un humour et une légèreté qui n’empêchent pas le·la lecteur·trice d’en apprendre plus sur la maladie.

Paru le 10 mars aux éditions Marabulles

 

Chère Scarlet, de Teresa Wong

chère scarlet

Le pitch: Dans ce récit autobiographique, Teresa Wong écrit une lettre à sa fille pour lui raconter la dépression qu’elle a traversée après sa naissance.

Pourquoi on la lit: Chère Scarlet est la preuve que la santé mentale n’a pas besoin d’être taboue au sein d’une famille et que ce qui rend la dépression post-partum si violente c’est surtout le silence auquel les mères sont contraintes. L’autrice décide de ne pas se laisser accabler par la honte et de décortiquer le violent état dépressif qui la traverse. C’est aussi une lettre d’amour à sa fille et une déconstruction de l’image de la “mère parfaite” et des clichés entourant la naissance: cet amour immédiat entre la mère et son enfant, l’accouchement sitôt oublié… Tout comme Illana Weizman, militante féministe qui a publié en janvier Ceci est notre post-partum, Teresa Wong a participé à libérer la parole autour de l’après-accouchement.

Paru aux éditions Dunod, traduit de l’anglais par Elise Peylet

 

L’Origine du monde, de Liv Stromquist

L'Origine du monde Liv Stromquist

Le pitch: Dans cette œuvre incontournable, l’autrice suédoise Liv Strömquist démonte toutes les idées reçues sur le plaisir féminin. En mêlant analyse de la religion, histoire et sociologie, elle démontre à quel point le patriarcat a construit des tabous autour des menstruations, du clitoris, de l’orgasme…

Pourquoi on la lit: Liv Strömquist a brisé tellement de tabous dans L’Origine du monde que des illustrations issues de la BD, montrant des patineuses dont les culottes sont maculées de taches de sang, ont fait scandale en 2017. Elles avaient été affichées dans les couloirs du métro de Stockholm et ont été jugées choquantes, surtout pour les enfants. L’Origine du monde déconstruit précisément les idées reçues, les fausses croyances et la honte qui entourent encore aujourd’hui les menstruations. Elle prend notamment le parti de dessiner un clitoris, des taches de sang et de redonner une existence artistique à ces sujets peu traités. Le tout avec son style punk et son humour décalé franchement irrésistible. Un classique.

Paru aux éditions Rackham, traduit du suédois par Kirsi Kinnunen

Pauline Le Gall 

YouTubeuses, podcasteuses, éditrices… Ces femmes qui renouvellent le rap de l’intérieur

Comme dans la presse, le rap a ses marronniers. L’un des plus récurrents est celui de la place qu’y occupent les femmes. Elles sont pourtant nombreuses à travailler sur cette scène en coulisses et à proposer la médiation critique, esthétique d’un milieu traversé, comme les autres, par les grandes questions de société. Les travaux de celles qui observent, parlent de rap sans en faire se déploient sur les réseaux sociaux, comme YouTube. Fin 2017, Neefa lance sa chaîne “Mec, c’est l’heure”: “Les premières écoutes, les reviews d’albums, plein de non journalistes débarquent… tout ça m’a motivée à m’y mettre!”, dit-elle. Elle y commente avec acuité l’actualité rap, observatrice depuis 2012 de la montée du collectif L’Entourage, dont émergent Nekfeu ou Alpha Wann. On la retrouvait aussi dans La Sauce, l’émission phare de feu OKLM, pure player co-fondé par Booba où elle injectait son regard “déconstruit par éducation, [de] femme, donc féministe”. Ce couteau suisse fait de même dans le podcast Tier List, aux côtés de Mehdi Maïzi et de la photographe Sandra Gomes.

 

 

Initiatives solos  

Le confinement a fait émerger des projets forts, comme celui de cette dernière, basée à Lyon. Sur sa chaîne YouTube, Sandra Gomes parle rap et photo, analyse pochettes et visuels “en vidéo, en solo et en autodidacte”. Une démarche inédite pour une scène commentée uniquement sous le prisme de la musique, alors que l’image y prend de plus en plus de place notamment via les clips.

 

 

Le rap a presque disparu de la télé; Juliette Fievet est l’une des rares à l’y faire exister grâce à son émission Légendes urbaines sur RFI et France 24. Sa chaîne YouTube dédiée, qu’elle a créée, dépasse les 100 000 abonné·e·s en un an. “On est dans une grosse structure mais je programme mes émissions seule, appelle, propose des sujets aux chroniqueur·se·s -souvent des femmes”. Et coupe ses pastilles avec son réalisateur Julien Magoarou, bosse ses éditos, véritable marque de fabrique qui ouvre l’émission, organise ses “magnéto mystère”, où une personnalité pose une question insolite à l’invité·e. Faire la part belle à l’Afrique, dont Juliette Fievet connaît bien les industries créatives, est une autre spécificité des Légendes Urbaines. Une interview réalisée avec DJ Arafat en mai 2018, tragiquement décédé en août 2019, est devenue une référence sur le continent. “Avec l’émission, je comble ma frustration sur la manière dont le monde urbain français traite les artistes de l’urbain en Afrique, sous-estimés, alors qu’ils inspirent énormément ici”, pointe-t-elle.

 

 

Adresser le sexisme et les agressions  

Face à l’onde de choc #MeToo dans le rap français, les femmes ont posé des paroles et des actes, au contraire des hommes. Lola Levent, créatrice de la plateforme d.i.v.a.infos sur Instagram, comme Emmanuelle Carinos, doctorante en sociologie, datent cette prise de conscience avec l’affaire du rappeur Tengo John, accusé d’harceler une ex. La première a grandi avec pour figure tutélaire la réalisatrice féministe Carole Roussopoulos, grand-mère de sa meilleure amie, et trois frères à la maison; “les deux salles, deux ambiances de ma vie: le boys et le girls club!”. Son compte Instagram valide les alertes qu’elle lançait dans le milieu. Depuis son lancement, Lola Levent expérimente “l’omerta”, est accusée de faire du buzz pour se visibiliser, “comme si c’était un kif de parler de viol toute la journée”.

 

 
 
 
 
 
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Depuis, d’autres comptes, des médias, ont embrayé le pas, achevant de normaliser sa démarche. Emmanuelle Carinos ne se dit pas journaliste; en thèse, elle écrit des articles pour le magazine de rap l’ABCDR sur son temps libre et organise des séminaires sur le rap à l’ENS. En janvier 2021, son billet d’humeur sur les violences sexistes et sexuelles dans le milieu du rap bénéficie d’un retentissement inattendu pour elle. Le rap nourrit son féminisme: “Quand je vois toute l’énergie, la corrosion, l’humour du genre, je veux pareil: avoir le droit à tout si on a envie. Revendiquer ça pour les femmes, c’est féministe.” Et de pointer ce qui bloque encore dans le milieu: “Tant que ce n’est pas public, managers, journalistes continuent la plupart du temps à soutenir, protéger l’agresseur. Ce qui a changé: entre meufs, on parle un peu plus pour se protéger. Des mecs aussi transmettent l’info mais c’est limité: les mineures en concert ne sont pas protégées par des bruits de couloir entretenus dans cet entre-soi.

 

Questions de légitimité

Toutes les femmes qui font évoluer les choses ne se revendiquent pas féministes. “Mais mes préoccupations dans ma vie personnelle, mon travail tendent de plus en plus vers ça”, nous écrit Ouafa Mamèche. Passée par OKLM, puis Din Records, label du rappeur Médine, elle a créé Faces Cachées, une maison d’éditions où le rap tient une place dans les publications. Ouafa Mamèche note la difficulté pour certaines, encore, de se sentir légitimes: “Pour mon podcast Hors-Temps, j’ai du mal à trouver des expertes pour parler de certains rappeurs des années 2000, par exemple.” Elles existent pourtant, comme Benjamine Weill, philosophe de formation, dont le livre Au mic citoyen·ne·s, préfacé par le journaliste et écrivain référence du hip hop Olivier Cachin et sorti en octobre dernier, est passé inaperçu. Sexisme, messages déplacés: sa parole publique, singulière, lie rap et philo. Elle est incomprise et moquée dans ses DMs. La route est encore longue pour que la présence des femmes dans le rap game ressemble à la devise rassembleuse de Juliette Fievet: “Par nous, pour tous.

Dolores Bakèla

Les Colombiennes s’inspirent des Argentines pour légaliser le droit à l’IVG

Matilde de los Milagros, 32 ans, et Ita Maria, 37 ans, se sont connues lors d’un sitting Plaza Bolivar à Bogota, en 2018, pour exiger la légalisation du droit à l’avortement dans leur pays. Ce jour-là, c’est aussi le tout premier rassemblement du collectif alors naissant de Las Viejas Verdes (Ndlr: “Les meufs en vert” en référence au foulard vert qui symbolise la lutte pour le droit à l’avortement en Amérique latine). Ce groupe s’inspire des pratiques des féministes argentines où l’avortement a enfin été légalisé le 30 décembre dernier. Pour de nombreux pays du continent -où les disparités en ce qui concerne l’IVG sont très nombreuses- l’Argentine fait figure d’exemple. En effet, à l’heure actuelle, seuls quelques États latino-américains (l’Argentine, Cuba, Guyana, l’Uruguay, la ville de Mexico et l’État de Oaxaca au Mexique) autorisent l’IVG. La Colombie fait partie des pays où celle-ci est autorisée seulement en cas de détresse psychologique de la mère, de fœtus non viable ou de viol. Aujourd’hui, les deux amies, en plus de militer avec las Viejas Verdes, sont également aux manettes du magazine en ligne Volcanicas qui traite des enjeux féministes sur le continent latino-américain. Rencontre. 

Ita Maria et Matilde de los Milagros du collectif Las Viejas Verdes, DR

 

Comment vous êtes-vous retrouvées toutes les deux membres de Las Viejas Verdes?

Matilde de los Milagros: Nous avons rejoint las Viejas Verdes suite à l’appel lancé par une féministe colombienne, Catalina Ruiz-Navarro, installée au Mexique. Fin 2018, Catalina convoque quelques unes de ses amies dont le point commun est d’être des influenceuses. Ita Maria travaille alors dans la mode et moi je suis rédactrice freelance. L’idée de Catalina vient du fait que nous bénéficions toutes de nombreux followers sur nos réseaux sociaux, ce qui nous permet de publier à grande échelle sur la dépénalisation de l’avortement. Car l’IVG reste un sujet tabou en Colombie et peu présent dans la sphère médiatique.

Ita Maria: L’idée de Catalina était de faire circuler l’information sur le droit à l’avortement car en réalité, légalement, on peut avorter en Colombie. Mais tout est fait pour que l’information n’arrive pas, que tout soit très compliqué, que tout prenne du temps et donc que les femmes se découragent. Il y a de nombreuses restrictions morales, religieuses et politiques.

Quel rôle vient jouer ce collectif ?

IM: Las Viejas Verdes a été pensé comme une communauté digitale pour diffuser au maximum l’information. Rien n’est nouveau mais nous avons remarqué qu’il y avait comme un vide dans la façon dont les choses étaient communiquées vers une certaine audience, notamment les millennials ou les centennials et Las Viejas Verdes sont très présentes sur Instagram. Nous avons senti une absence de narration à destination de la jeunesse que nous connaissons bien toutes les deux, grâce à nos activités respectives.

 

 
 
 
 
 
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MM: Cette communauté, à l’origine numérique, s’est également transformée en un groupe qui se réunit quand cela devient nécessaire pour des manifestations ou des sit-in. Les femmes qui nous contactent sont essentiellement d’origine urbaine mais nous recevons de plus en plus de messages des zones rurales du pays, nous demandant de l’aide pour avorter. On a donc pu constater que la présence d’Internet sur le territoire colombien était plutôt importante et on est en contact avec des femmes de tout le pays, de toutes origines sociales. Si nécessaire, on les renvoie vers des lieux où elles peuvent se rendre pour les procédures. On construit des ponts finalement.

Diriez-vous que vous faites partie d’un militantisme latino-américain?

IM: Las Viejas Verdes sont nées d’une articulation latino-américaine. Catalina Ruiz-Navarro a mis en place un réseau féministe important entre le Mexique, où elle réside, et l’Amérique Centrale. Tandis que Maria del Mar Ramon, autre membre du collectif, est installée en Argentine. Donc, depuis la naissance de Las Viejas Verdes, nous sommes en contact avec d’autres féministes de la région et nous nous sommes inspirées du ton qu’utilisaient les Argentines sur le sujet de l’avortement. Par exemple, Maria del Mar nous a expliqué que là-bas, des actrices ou des figures de la culture populaire du pays s’étaient approprié la question: elles portent des foulards verts sur les tapis rouges par exemple et traitent des débats féministes dans leur sphère privée, à travers leurs réseaux sociaux notamment. On a donc décidé de faire la même chose ici. Et la récente légalisation de l’avortement en Argentine nous motive bien évidemment.

MM: Je crois que le succès argentin vient des réseaux tissés par des avocates, politiciennes et activistes féministes. Ce n’est pas encore le cas en Colombie qui est un pays très conservateur, très à droite et très religieux. Tout cela a mis un frein aux avancées de la société mais les réseaux sociaux permettent de connecter tant de personnes différentes que j’ai le sentiment que l’on a quand même pu faire quelques pas en avant ces derniers temps.

 

 
 
 
 
 
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Comment fait-on, lorsqu’on est une femme privilégiée latino-américaine, pour se déclarer féministe?

MM: Me définir féministe a été un acte de libération presque révolutionnaire et j’ai enfin pu me sentir responsable de moi-même. Mais je me sens aussi responsable d’autres femmes qui n’ont pas les mêmes privilèges que moi dans la vie. Car je sais qu’une grande part de ma liberté vient de mon statut social. Le féminisme dans mon cas personnel s’est accompagné de beaucoup de ruptures car le fait que je me déclare féministe a beaucoup dérangé dans mon entourage, si traditionnel.

IM: Moi je viens d’un milieu professionnel très hostile au féminisme où l’on parle encore de girl power et d’émancipation! Je sais qu’en ce qui concerne l’avortement, quelle que soit la sphère sociale d’où tu viens ici, tu dois affronter de nombreux obstacles.

L’Amérique latine est un continent très inégalitaire. La révolution féministe doit-elle passer par les classes sociales les plus aisées?

MM: Le pouvoir appartient aux classes aisées latino-américaines donc c’est à nous de mettre en avant cette inégalité et de lutter contre elle. Devenir féministe m’a aidée à comprendre la structure d’où je viens et de faire une lecture politique de ma vie. Et je crois profondément que l’avortement est la porte d’entrée pour de nombreuses autres discussions sur le féminisme.

Propos recueillis par Margot Loizillon, à Bogota

Joanna: la musicienne s’impose comme un nouveau visage de la pop porn culture

3h du mat j’me réveille / La tension est trop mmh / Je m’imagine ton corps / Je me sens mmh / Je dévore ta peau /Je te mords un peu trop / Oh”: sur ces quelques vers en introduction de son nouveau single, Sur ton corps, Joanna chante la montée du désir. Chaque mot, chaque inflexion de voix, semble accompagnée d’un pincement de la lèvre inférieure. Le plaisir à portée d’oreille. Ses pensées érotiques transpirent de presque toutes ses chansons. “Mes premiers émois amoureux m’ont réveillée, je me suis sentie vivante, dit-elle. Je ne parle pas nécessairement de sexe, mais de ce qu’on ressent quand on est amoureux, quand on est attiré·e par quelqu’un, quand on se sent désiré·e. C’est une vraie source d’adrénaline.” Son tout premier single, Séduction, chatouillait le fantasme d’un corps-à-corps charnel avec une autre femme, la prose ouvertement cash. Et quand elle parlait de solitude, sur le morceau du même nom, c’était aussi sur le ton de la relation charnelle, le sentiment d’isolement avide et tentaculaire comparé à la libido débordante d’un amant un peu trop pressant. Là où Viseur capturait le fantasme de son meilleur rapport sexuel.

 

Classée X, Joanna l’est sans équivoque dans les paroles de Sur ton corps, même si le sexe, l’organe, n’est pas nommé: “Je veux prendre ton plaisir / Comme un trésor / Tes soupirs m’inspirent / Les plus beaux décors /Je glisse mes doigts sur ta mmh / Et t’en veux encore / Laisse-moi te chérir / Te sentir éclore.” Joanna choisit la diversité sexuelle et de genre. “Je voulais parler de l’acte sexuel en lui-même sans être excluante”, justifie-t-elle. Le verbe est imagé et le clip joint le geste à la parole. Joanna fait appel au couple porno amateur LeoLulu et filme leurs ébats. “Ils connaissaient mes chansons pour avoir déjà fait l’amour dessus, sourit-elle. Ça me paraissait complètement naturel d’illustrer cette chanson qui parle de sexe explicite par une vraie baise.” Plus que de la provoc, c’est l’ambition qui a orienté son choix. Après Démons, son dernier clip en date réalisé par Marius Gonzalez, un court-métrage ambitieux, elle se devait de faire mieux. “Plus qu’un gros clip, j’ai misé sur un gros concept”, lance-t-elle, sans sourciller.

 

Du vrai sexe dans un clip

Joanna crée la surprise en faisant la promo de son clip sur le site pornographique Pornhub qui multiplie depuis quelques années les initiatives pop -avec Kanye West en DA des Pornhub Awards par exemple. Seul un précédent fait acte. En 2016, Vald publie trois versions de son clip Selfie, dont la plus explicite se retrouve sur le tube. Le rappeur joue les voyeurs amusés devant la partie de jambes en l’air des pornstars Nikita Bellucci et Ian Scott. Sous couvert d’ironie, la mise en scène, pénétrocentrée, montre la femme prise dans tous les sens par le mâle puissant, la violence verbale des paroles conjuguée à la violence physique de l’acte sexuel. Joanna n’a (évidemment) pas la même approche. “L’homme n’est pas le protagoniste de la vidéo, résume Claudia Attimonelli, sémiologue et autrice du livre Pornoculture. Voyage au bout de la chair, coécrit avec Vincenzo Susca (2017).  Il est un outil. Ce n’est pas le macho. Il y a du romantisme, du lyrisme, de la poésie. C’est porno parce qu’il y a pénétration, mais il n’y pas d’images fortes. Ce sont des créatures angéliques, qui font du porno soft, ce qui en fait une œuvre d’art en soi. Néanmoins, c’est le geste qui est très fort, surtout de la part d’une femme.

 

Joanna, qui signe le clip avec Ambrr, une amie de son ancien lycée rennais, réalise que leur regard s’est porté sur des détails qui en disent long. “Le moment où Leo met le doigt dans la bouche de son partenaire, Lulu, suivi d’un plan où on le voit inspirer profondément, c’est typiquement ce qu’on ne voit jamais dans un porno, un homme qui prend du plaisir sans dominer!”, souligne-t-elle fièrement. Joanna déconstruit l’esthétique patriarcale de la pornoculture. Là où Cardi B et Meghan Thee Stalion dans le clip de WAP (Wet Ass Pussy ou Women Against Patriarchy) adoptent le même langage pour se faire comprendre. In fine, l’objectif est le même, s’y opposer. “Cardi B, Summer Walker, Doja Cat n’ont pas fait de clips porno mais il y a du sexe cru dans leurs lyrics, remarque Ser Lait, monteuse pornographique et rédactrice pour le site spécialiste de la culture porno Le Tag Parfait. Suggérer, c’est bien, mais à certains moments, tu as besoin de plus! Comme illustrer ta musique avec du vrai sexe. Joanna a osé mettre des images sur ses envies, sa sexualité, et c’est courageux.

 

Pornification du quotidien

Que l’imagerie porn contamine la pop culture n’est pas nouveau, mais Joanna nous en offre une version non censurée. Le “triomphe d’une orgie permanente” qui transpire de tous les aspects de notre société, résume Claudia Attimonelli. Le porno est partout, il est accessible, des tubes (Pornhub, YouPorn, xHamster) à Instagram, en passant par TikTok. “Joanna a 22 ans et sa génération est habituée à se montrer, explique cette dernière. Tout a commencé dans les années 80 avec l’ambiguïté de l’esthétique fétichiste dans les clips de Madonna ou Guesch Patti, qui ont déconstruit l’image érotique de la femme. Avec le web 2.0, cette esthétique s’est répandue, et toutes les plateformes où l’on peut échanger des images n’ont fait qu’amplifier une ambiance déjà lourde de porno, c’est-à-dire des corps en scène, dans une infinité de possibilités et d’esthétiques. En cela c’est positif, car c’est l’ouverture à l’émancipation féminine. La pornification du quotidien est aujourd’hui renforcée par la pandémie, le porno devenant une consolation à la distanciation physique qu’elle impose.

Puisque le sexe est partout, parlons-en.

Le regard est de plus en plus avide du corps en scène et obscène”, poursuit Claudia Attimonelli. C’est l’avènement du porno prêt à consommer. L’écriture tombe. Le porno devient entièrement visuel, se concentre sur qu’on veut voir en un temps record, et se rapproche en cela du format clip. “Puisque le sexe est partout, parlons-en, milite Joanna, dont l’initiative est soutenue par le STRASS, le syndicat des travailleur·se·s du sexe. Se servir du mainstream pour proposer un contenu qui n’est pas mainstream, et ainsi éveiller les consciences.” À la critique d’un univers trop phallocentré, Joanna répond qu’elle n’a pas voulu trahir “leur manière de baiser” et reconnaît être habitée par la question des injonctions qui pèsent sur la sexualité hétéro. À sa manière, elle est le visage d’un mouvement sans précédent de la pop porn culture et son hypersexualisation.

Alexandra Dumont 

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