Cette femme a été submergée par la colère. Elle a été maladroite et a fait son mea culpa. Ça n’excuse pas les violences, certes, mais est-ce qu’elle méritait un tel acharnement? Je ne pense pas.” Lorsqu’on discute avec Nora Sahara à l’occasion de la sortie de son essai Hôpital, si les gens savaient (Éd. Robert Laffont), impossible de passer à côté du cas de Farida Chikh. Les images de cette infirmière de 51 ans violemment interpellée lors d’une mobilisation le 16 juin 2020 ont fait le buzz et son procès s’est ouvert le 22 février dernier pour “outrage”, “rébellion” et “violences” contre les policiers. Pour la journaliste et infirmière depuis 15 ans, qui signe son premier livre, aucun doute: la rage de sa collègue est partagée par l’ensemble d’un corps de métier à bout de souffle. “Sur le terrain, on n’en peut plus. Cette colère qui monte, si on ne l’entend pas, on va se retrouver dans une situation assez dramatique dans le pays.

C’est justement pour porter haut la parole de ses confrères et consœurs, après avoir été choquée par les vidéos de soignant·e·s gazé·e·s par les forces de l’ordre lors de manifestations entre 2019 et 2020, que la trentenaire décide de prendre la plume. “Je me suis dit qu’on était arrivé·e·s à un moment où l’on ne nous écoutait plus. J’ai eu envie de faire entendre nos voix.” L’autrice fait le choix de l’enquête et part à la rencontre d’une centaine d’infirmières -et d’un infirmier- “de 19 à 60 ans et de tous bords”, aux quatre coins de la France. De quoi capter des témoignages brutaux qui révèlent “le mal-être du métier” et résonnent avec son expérience personnelle, également racontée dans l’ouvrage en librairies le 18 mars. Nous avons posé quelques questions à Nora Sahara pour tenter de comprendre les souffrances d’une profession trop peu considérée. 

 

Les infirmières que tu as rencontrées ont accepté de se confier à toi à une condition: l’anonymat. Comment l’expliques-tu?

Elles ont eu peur des sanctions de leurs directions. Il y a une vraie omerta à l’hôpital. On ne dit pas que ça ne va pas. Lorsqu’on est lanceur·se d’alerte ou qu’on montre du doigt les problèmes du milieu, on est soit tout simplement viré·e, soit poussé·e vers la sortie par d’autres moyens. 

Quel est le principal sentiment que tu as retenu de ces entretiens?

Les infirmières sont impressionnantes d’abnégation. Il est souvent question de sacrifice dans leurs discours, notamment en ce qui concerne leur vie privée. Il faut savoir que lorsque les soignantes ont des jours de repos, ça n’est jamais un repos fixe. On peut les appeler à n’importe quel moment pour qu’elles remplacent quelqu’un par exemple. Je dirais aussi qu’elles font preuve d’une vraie résilience. Malgré les difficultés, elles prennent sur elles, jusqu’à ce que la corde lâche pour certaines. J’ai recueilli des témoignages qui m’ont bouleversée. Des femmes qui ont perdu leur bébé à cause de la charge de travail, des infirmières qui ont fait des tentatives de suicide… Je ne m’attendais pas du tout à ce que ce soit aussi violent humainement. La souffrance est énorme mais elles font bonne figure. Elles se taisent par peur que leurs dénonciations soient considérées comme une forme de faiblesse par leur direction et leurs pairs. A partir du moment où elles sont là pour soigner, elles ne sont pas patientes, elles n’ont pas le droit de se plaindre. 

Comment décrirais-tu les conditions de travail des infirmières? 

Elles sont catastrophiques! On leur en demande toujours plus avec toujours moins de moyens, moins d’effectif… Il y a le manque de personnel, de matériel ou de protections qu’on a pu observer dès le début de la crise du Covid et qui a un impact direct sur la qualité du soin. Les infirmières avec lesquelles j’ai discuté se sentent amputées de leur vocation. Elles n’ont pas le temps de prendre soin des gens comme elles le souhaiteraient. Quand on parle de soin, il ne s’agit pas uniquement de l’aspect technique. Il y a aussi le relationnel. Et souvent, leurs conditions de travail ne leur permettent plus de discuter avec les patient·e·s, de les rassurer une veille de chirurgie, par exemple. Elles n’ont pas signé pour ça. Le/la patient·e n’est plus au centre du soin à l’hôpital: il/elle a été remplacé par la rentabilité. D’ailleurs, on ne parle plus de “patient·e·s” mais de “lits”. Ça dénote un vrai manque d’humanité. 

Penses-tu que la crise liée au Covid-19 a permis une prise de conscience des Français·e·s concernant les conditions de travail des soignant·e·s? 

Je pense qu’une grande majorité de Français·e·s était déjà consciente de cette réalité. On entend souvent des patient·e·s nous dire “Je sais que vous avez beaucoup de travail, je ne veux pas vous déranger”. Parfois, ils/elles n’osent même pas nous appeler alors qu’ils/elles ont besoin de nous, parce qu’ils savent que nous sommes débordées. Je dirais également que les Français·e·s font partie des victimes collatérales de ce système: leur prise en charge est bâclée. 

D’après une enquête de l’Ordre national des infirmiers publiée en octobre 2020, près de 40% des infirmier·e·s souhaitent changer de métier. La crise liée au Covid-19 a été un déclencheur selon toi?

La crise que nous vivons actuellement est un accélérateur de ce qui était prédominant à l’hôpital. Beaucoup de soignant·e·s songeaient déjà à arrêter. Cette crise va leur faire passer le cap. Et la tendance risque de se poursuivre. C’est l’un des messages que je veux délivrer avec mon livre: si l’on ne change pas les choses aujourd’hui, demain il n’y aura plus de soignant·e·s à l’hôpital. 

Tu écris dans ton essai que “le symbolique n’a plus sa place”. Qu’attends-tu des pouvoirs publics?  

On attend juste d’avoir de meilleures conditions de travail. Par exemple, je trouvais que le Ségur de la santé était une bonne chose lorsqu’il a été lancé. On allait enfin pouvoir agir. Mais est-ce qu’en six semaines de négociations on peut remettre sur pied un système qui s’effondre? Est-ce que c’est suffisant pour augmenter les salaires? Les soignant·e·s avaient demandé 300 euros d’augmentation pour être dans la moyenne européenne des salaires. Là, on leur en donne 183 et tous les acteur·rice·s du monde de la santé n’y ont pas droit. Les infirmières libérales ont été totalement oubliées par exemple. Le gouvernement a fait quelque chose de symbolique, parce qu’on était pris par l’émotion et l’urgence de la crise sanitaire. Ça n’est pas suffisant. Finalement, quand les soignant·e·s parlent du Ségur, deux mots reviennent: “mascarade” et “imposture”. Il faut que la situation change.

Propos recueillis par Margot Cherrid


**************************
https://wp-test.cosavostra.com/wp-content/uploads/2021/03/hopital.jpg
**************************

**************************

**************************

Leave a comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *

SMTP_FROM: smtp@cosavostra.com