Vous avez peut-être déjà entendu sa voix sur France Culture, dans l’émission Les Pieds sur Terre où elle a tenu un “Journal breton” pendant trois ans. Ou bien vous avez peut-être lu la bande dessinée à succès intitulée Algues vertes. L’histoire interdite (éditions Delcourt) qu’elle a co-écrite avec Pierre Van Hove, sur les algues vertes en Bretagne, écoulée à près de 100 000 exemplaires. Pourtant, rien ne prédestinait Inès Léraud, aujourd’hui âgée de 39 ans, à devenir journaliste d’investigation.

C’est en 2008, alors qu’elle mène des études de cinéma, que la jeune femme découvre que non seulement sa mère a été contaminée par le mercure de ses plombages dentaires, mais qu’elle est, elle aussi, victime de cette contamination, transmise par voie placentaire pendant la grossesse. “Une problématique sanitaire et environnementale m’a sauté à la figure”, explique-t-elle. “J’ai découvert que chaque génération était encore plus contaminée que la précédente, car les mères se dépolluent dans leur fœtus. Ça m’a donné envie d’enquêter sur le sujet, et c’est cela qui m’a formée à l’enquête”, détaille celle qui traite aussi bien de l’amiante que de la radioactivité, des métaux lourds ou encore des pesticides. En somme, des liens entre les polluants industriels et la santé. Ces différentes investigations, en particulier sur l’agro-industrie en Bretagne, lui ont valu de nombreuses récompenses, dont la plus récente est un prix éthique décerné par l’association Anticor, qui lutte contre la corruption dans la vie publique.

 

Des sujets “déprimants et anxiogènes”

Pourtant, les questions qu’Inès Léraud traite ont mis du temps à se frayer un chemin dans les pages des journaux et dans les grilles des chaînes audiovisuelles. “J’avais voulu faire un film de cette enquête sur les matériaux dentaires, mais le CNC n’a pas retenu mon projet. J’ai alors pensé à la radio, pour laquelle j’ai un très fort goût et que j’écoute depuis longtemps. France Culture a immédiatement accepté, et de là je n’ai jamais cessé de faire de la radio”, raconte la trentenaire. Elle avoue qu’il a tout de même été “très difficile de persister”. Ses interlocuteur·rice·s lui rétorquent notamment que ses sujets sont “déprimants et anxiogènes”. “On m’a souvent dit de me diversifier, de ne pas faire que de l’enquête, de faire des portraits, des sujets plus légers… On me disait aussi avoir peur de la diffamation”, admet celle dont les enquêtes ont “parfois été amputées de certaines parties”. Pourtant, les scandales sanitaires et environnementaux interrogent de plus en plus les Français·e·s: “De nombreuses maladies qui se développent actuellement échappent aux diagnostics médicaux, comme la sclérose en plaque, l’endométriose ou la fibromyalgie. Les gens sont perturbés car eux-mêmes ou leurs proches développent des maladies aux causes inconnues. Quasiment toutes les familles sont touchées”, raconte-t-elle. Face à ces interrogations, les rédactions sont, selon elle, très en retard, de même que les politiques.

 

Le tournant de la Bretagne

En 2015, celle qui a grandi à Saumur, dans le Maine-et-Loire, s’installe en Bretagne, dans le petit village de Maël-Pestivien, dans les Côtes-d’Armor, avec l’idée d’abandonner la radio et d’écrire un livre. Un déclic qui survient grâce à Serge Le Quéau, ancien facteur très impliqué dans la vie rurale et syndicale, qu’elle décrit comme “un phare”. “J’ai trouvé en lui une manière d’être, entre l’analyse et la mise en actes”, dit-elle. Installée dans une maison prêtée par des amis, elle reçoit un appel de la productrice de France Culture, Sonia Kronlund, qui lui demande de tenir un journal radiophonique de son enquête. L’aventure va durer trois ans, sur 22 épisodes. Dès lors, les problématiques qu’elle explore se mettent à intéresser beaucoup d’auditeur·rice·s et de journalistes. Surtout, les Breton·ne·s sont réceptif·ve·s: “J’ai senti que ça leur faisait de l’effet que quelqu’un vienne sonder en profondeur ce qui se passait chez eux, et j’ai reçu de plus en plus de courriers de gens qui prenaient conscience de ce qui se passait sur leur territoire, de l’omerta, du silence”, affirme la journaliste. La confiance est difficile à obtenir, mais les choses se débloquent peu à peu, notamment grâce à un “effet boule de neige”. “Il y a eu un moment de bascule où j’ai été submergée par les sources, les témoignages, sur des choses très graves. Il y a eu une prise de conscience collective”, affirme Inès Léraud. “Ça porte ses fruits d’être dans un territoire où il n’y a pas de journaliste qui enquête, où les journalistes changent tout le temps de sujet. Il faut être très très très patient·e mais au bout d’un moment, les conséquences sont inattendues, au point que mon travail compte aujourd’hui dans la politique régionale, transforme les élus, leur discours, que les citoyen·ne·s demandent des comptes en présentant mon travail”, dit-elle avec fierté mais humilité.

 

Menaces et pressions

L’enquête dans un territoire circonscrit est pourtant loin d’être un long fleuve tranquille: les intimidations pleuvent, preuve qu’“on tape au bon endroit”, sourit-elle. “Faire sortir de leurs gonds des gens qui ont une grande habitude de la communication, c’est intéressant. Que la préfecture des Côtes-d’Armor me menace en diffamation si je révèle ce qu’elle vient de me dire, je trouve que c’est un moment de vérité dans un paysage où tout le monde a l’habitude de communiquer de manière très huilée”, rapporte-t-elle, estimant que le soutien citoyen a aussi énormément compté. “Avant, j’avais l’impression que mes enquêtes n’avaient pas de conséquences concrètes, j’avais souvent envie d’abandonner. Au bout d’un moment, il y a eu tellement de conséquences concrètes que j’ai été un peu dépassée par les événements. Ça, plus les pressions, mentalement je n’ai plus trop suivi”, reconnaît néanmoins Inès Léraud. Ces dernières années, la journaliste a notamment dû gérer deux plaintes déposées par des grands groupes. La dernière en date a été retirée à quelques jours du procès, en janvier. “Tout était béton. Je partais au combat sereine et stimulée, mais la durée de la justice est telle que c’est usant”, rapporte-t-elle. Inès Léraud dénonce “des procédures baillon” et “une fabrique du silence”, qui visent à intimider journalistes et témoins, à pousser les gens comme elle à abandonner leurs enquêtes. Pas de quoi se résigner pour autant. Alors qu’elle s’est récemment installée dans le sud-ouest, Inès Léraud compte prochainement retourner en Bretagne, avec en ligne de mire l’histoire des coopératives agricoles et la reconfiguration du paysage agricole après-guerre. Des histoires qu’elle racontera probablement sous forme de bandes dessinées. Et de conclure en souriant: “Depuis mon départ en Bretagne, je n’ai plus envie de faire autre chose que du journalisme.

Delphine Le Feuvre


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