À des moments différents de leurs vies, Claire Touzard, Stéphanie Braquehais et Leslie Jamison ont toutes pris la même décision: arrêter l’alcool. Les deux premières étant journalistes et la troisième écrivaine, elles décident de suivre la même thérapie: celle de l’écriture. Chaque jour, elles couchent sur le papier les difficultés, les tentations, les rechutes. Claire Touzard mêle à son récit de la sobriété une réflexion sur l’anxiété de toute une génération. Stéphanie Braquehais manie l’auto-dérision avec beaucoup d’intelligence pour raconter au jour le jour sa bataille avec l’addiction. Et Leslie Jamison plonge dans l’œuvre de ses héros et héroïnes littéraires pour raconter son propre rapport à la littérature et à l’alcool. Elles explorent toutes les mots qui peuvent aider à dire ce qu’elles traversent. Sans l’alcool, vont-elles perdre leur inspiration, leur feu intérieur, leur rage de s’exprimer?

“Dans mon esprit, il y avait une connexion très viscérale et immédiate entre l’écriture et la boisson.” – Leslie Jamison

Au contraire, l’écriture vient soutenir le processus compliqué de l’arrêt net de l’alcool. “L’écriture du livre (Sans Alcool, éditions Flammarion) a été très thérapeutique pour moi, nous explique notamment Claire Touzard. Mettre des mots sur ce que je vivais m’a permis de mener de nombreuses réflexions qui vont au-delà de la question médicale, sur ma féminité, mon histoire…” Stéphanie Braquehais, qui publie son journal de sobriété (Jour Zéro) aux éditions L’Iconoclaste s’est elle aussi servie de l’écriture comme d’une béquille. “Sans l’écriture, je ne sais pas si j’aurais tenu, admet-elle. Il y a des gens qui ont besoin de commencer un sport, moi j’ai eu besoin d’écrire pour me mettre à distance, mieux me comprendre. Cela n’a pas été facile du tout, mais la sobriété et l’écriture ont été indissociables. Quand je traversais un moment difficile, je savais que j’allais écrire dessus, et cela me rendait cet instant plus supportable.

 

Claire Touzard © Alexandre Tabaste

Claire Touzard © Alexandre Tabaste 

Alcool et créativité 

Leurs récits ne sont pas les premiers à être publiés sur le sujet -outre-Atlantique, de nombreux livres de témoignages et de développement personnel sortent chaque année. Cependant, leurs écrits posent la question des liens, imaginaires ou réels, entre créativité et alcool. “Quand j’étais à Iowa City (NDLR: où elle suivait le célèbre cursus d’écriture créative, l’Iowa Writer’s workshop), explique Leslie Jamison, mes camarades de classe et moi buvions dans les bars où nos héros littéraires s’étaient eux-mêmes saoulés: John Berryman, Raymond Carver, Denis Johnson et tant d’autres… Dans mon esprit, il y avait une connexion très viscérale et immédiate entre l’écriture et la boisson.” Dans son livre The Trip to Echo Spring, l’autrice et journaliste Olivia Laing essaie d’ailleurs de comprendre pourquoi des auteurs comme Hemingway, Carver ou Fitzgerald buvaient autant. “Avant d’arrêter de boire, continue Jamison, je pensais que les mêmes émotions qui vous poussent à consommer de l’alcool pouvaient aussi vous donner de la matière pour écrire des choses passionnantes. Je me disais que si l’alcool était une manière d’atténuer les sentiments, alors l’écriture était un moyen de les transformer en quelque chose de beau. À l’époque, j’étais persuadée que le besoin de boire était un signe que votre vie intérieure était assez difficile et intense pour en extraire ce matériau brut dont l’art est fait.

Mais dans un monde où l’imagerie de l’alcool et de l’écriture sont si intimement liées, quel genre de littérature la sobriété peut-elle produire?  “Je connaissais beaucoup d’histoires sur des auteur·rice·s alcooliques, explique encore l’autrice américaine, mais peu sur des auteur·rice·s sobres. Qu’est-ce qui arrivait à celles et ceux qui arrêtaient de boire? Quel genre d’œuvres créaient iels? Comment la sobriété pouvait-elle les influencer?” Et si, comme l’écrit Claire Touzard, la sobriété pouvait, elle aussi, être un geste politique et artistique radical? Toutes sont, dans un premier temps, paralysées par une peur commune: ne plus savoir sur quoi écrire. Peur de devenir “plate” comme le dit Jamison, ou “chiante” comme l’explique en riant Claire Touzard. “Il y a beaucoup de littérature sur l’alcoolisme, raconte cette dernière, pour les grands écrivains ou les grandes romancières, l’alcool est utilisé comme une muse, il génère de l’inspiration, du fracas, du romanesque. Je me suis rendu compte qu’il y avait peu de littérature sur la sobriété. J’ai vécu comme un défi de parler de sevrage en ayant une ambition littéraire.

“En quelque sorte, on s’attaque à soi au lieu de s’attaquer au patriarcat.” – Claire Touzard 

Stéphanie Braquehais nous cite elle aussi le poids du mythe de “l’écrivain imbibé” qui continue d’être très présent dans la littérature, à travers des figures comme celles d’Hemingway. “Je pense pourtant que peu d’écrivains sont saouls en écrivant de grands chefs d’œuvres”, affirme-t-elle. Si Jamison cite quelques femmes dans son enquête littéraire (Marguerite Duras, Jean Rhys…), elle explore surtout l’œuvre d’hommes comme Raymond Carver, William Burroughs, David Foster Wallace… “Le mythe du génie masculin saoul est très présent dans notre culture, analyse Leslie Jamison. C’est un homme qui est sans limites, dysfonctionnel et cela lui inspire des œuvres magnifiques. Le lien entre créativité et alcool est beaucoup plus controversé quand cela concerne les femmes. La société attend de nous que nous prenions soin des autres, que nous ne pensions pas à nous. Être une femme qui boit, cela signifie avoir failli à tous ces devoirs.”

Claire Touzard réfléchit longuement à cette relation genrée à la boisson dans Sans Alcool. Elle écrit que pendant longtemps, elle a justement voulu être “la fille qui boit”, et qui “casse les codes de la féminité” comme les idoles qu’elle cite dans son livre: Phoebe Waller-Bridge ou Chloë Sévigny. Une manière, peut-être, de se voir accorder toutes les qualités littéraires associées à l’“artiste maudit”. “Je ne regrette pas cette période de ma vie, explique Claire Touzard, parce qu’elle m’a permis de ne pas être lisse, sage, classe, de maltraiter ma féminité telle que la société l’entendait. Mais ce geste que l’on pense émancipateur finit par se retourner contre nous puisque, en définitive, on se maltraite. En quelque sorte, on s’attaque à soi au lieu de s’attaquer au patriarcat. Gueuler et écrire sobre, aujourd’hui, je trouve cela plus important et intéressant, plus féministe. Je ne le dis pas du tout comme un jugement puisque j’ai moi-même été ce personnage tonitruant. Cela n’a pas mené à grand-chose pour moi. Écrire, je trouve cela plus irrévérencieux que boire.

 

Stephanie Braquehais © Kabir Dhanji

Stephanie Braquehais © Kabir Dhanji

 

Raconter l’abstinence 

Stéphanie Braquehais, Claire Touzard et Leslie Jamison explorent toutes les trois cette voix que fait émerger l’écriture sobre. Leurs trois récits sont ceux de la recherche d’un nouveau vocabulaire, d’une manière de parler d’abstinence sans être rangées au rayon “développement personnel”. “J’écris à toute allure, écrit Claire Touzard. Je caresse les phrases, les sonorités, j’apprécie, à nouveau, d’écrire (…) là où les gueules de bois appauvrissaient mon vocabulaire”. Stéphanie Braquehais mène quant à elle dans son livre une réflexion sur les mots. Elle tourne autour de celui “d’alcoolique”, d’“abstinente”. Elle cherche une forme littéraire à sa nouvelle vie et explore de nouveaux possibles et de nouvelles métaphores: le mot abstème (autre mot pour dire “abstinent”) qui lui est soufflé par l’un de ses amis les plus chers, ou la notion de “pink cloud”, une euphorie passagère entraînée par l’arrêt de l’alcool. “Il a fallu parfois que j’écrive cinquante mots pour en trouver un, explique l’autrice. J’aime être passée par ce processus. Je me suis parfois plus battue avec les mots qu’avec l’arrêt de l’alcool, qui était déjà très difficile. Je me suis rendu compte a posteriori que quand j’ai arrêté de boire j’avais deux peurs principales: devenir ennuyeuse et que l’on me colle un qualificatif comme celui d’alcoolique. Ces deux choses-là me pétrifiaient.” Elle combat le tabou de la sobriété par une autodérision et une honnêteté absolue. “En me saignant par les mots, j’ai pu m’approprier le passé et m’accepter telle que je suis, ce que l’alcool m’a empêché de faire pendant des années”, écrit Stéphanie Braquehais dans Jour Zéro.

“Il fallait que je comprenne que […] la banalité de mon histoire n’était pas le problème mais la solution.” – Leslie Jamison

Leslie Jamison envisage la structure même de son récit comme une réunion aux Alcooliques Anonymes, dont elle analyse d’ailleurs l’ouvrage phare (The Big Book of Alcoholics Anonymous de Dr Bob Smith et Bill Wilson). “Je voulais construire ce récit comme une réunion des Alcooliques Anonymes: il inclut de nombreux récits, dont le mien. Mais je voulais aussi explorer les différences entre les histoires d’alcool en littérature et de sobriété. Par exemple, dans ma vie d’autrice on m’a toujours dit de chercher à être originale, alors que dans la sobriété il fallait au contraire que je ne sois pas originale: il fallait que je comprenne que mon histoire avait déjà été vécue, et qu’elle le serait encore de nombreuses fois par d’autres personnes. Que la banalité de mon histoire n’était pas le problème mais la solution.

J’ai retrouvé beaucoup de ma pensée, explique Claire Touzard. L’alcool a tendance à caricaturer les choses alors que la sobriété laisse entrevoir beaucoup d’aspérités, beaucoup d’angles.” Leslie Jamison parle notamment dans Récits de la soif de ces nouvelles de Carver post-sobriété dans lesquelles cet auteur génial se permettait une “écriture plus brouillonne, pleine de remous, de relations à bout de souffle et d’élans affectueux inexplicables”. Des “nouvelles qui s’achevaient sans ironie, des nouvelles suffisamment maladroites pour contenir tous les liens inattendus et libérateurs que créaient la sobriété.” Leslie Jamison raconte aujourd’hui que son livre, paru aux États-Unis en 2018, a aidé des personnes à arrêter de boire ou à devenir sobres. Les premiers échos que Claire Touzard et Stéphanie Braquehais ont eus de leurs deux récits sont les mêmes: leurs descriptions de l’addiction et de l’angoisse, de la société moderne, leur honnêteté et leur écriture vive et intelligente ont su parler à leurs contemporain·e·s, quelle que soit leur consommation d’alcool. La preuve qu’il y a de grandes choses universelles à écrire – sobre.

Pauline Le Gall


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