Signer un livre dédié au voyage alors que nos quotidiens sont marqués par une sédentarité consternante, Covid oblige: il fallait oser. Lorsqu’on fait la remarque à Lucie Azema, l’autrice de l’essai Les femmes aussi sont du voyage, en librairies le 10 mars, se montre pleine d’espoir. “Je suis optimiste: les voyages vont reprendre. Je pense aussi que le confinement peut permettre de provoquer le déclic qu’il manquait à certaines femmes pour voyager.” C’est justement à elles que la journaliste s’intéresse dans son livre, en mêlant expériences personnelles de baroudeuse aguerrie, analyses de récits de voyage et décryptages féministes. Tout y passe: la représentation des voyageuses dans la littérature, la question très taboue des règles ou de la maternité pour celles qui souhaitent découvrir le monde, l’impact des constructions genrées sur les possibilités de mettre les voiles, ou encore l’association trop marquée entre aventure et performance de la masculinité.

“Les femmes sont sociabilisées pour avoir peur, pour être prudentes. 

Ces sujets ne vous disent rien? C’est bien parce qu’ils sont trop rarement étudiés que la trentenaire a décidé de prendre la plume. “J’ai toujours beaucoup voyagé. J’ai habité au Liban, en Inde, à Téhéran… Il y a quatre ou cinq ans, mes convictions féministes se sont reliées de façon naturelle à ma passion. J’ai voulu lire des œuvres dédiées au voyage au prisme du genre et je me suis rendu compte que ces questions étaient totalement absentes de la littérature francophone. J’ai décidé d’écrire le livre que j’aurais aimé lire.”  Résultat: 320 pages passionnantes qui donnent envie de tout plaquer pour prendre le large et vous feront peut-être regretter de ne pas avoir sauté le pas plus tôt. On a demandé à Lucie Azema pourquoi il est encore si compliqué d’oser voyager, notamment seule, lorsqu’on est une femme. Interview.

 

Tu dédies ton livre aux “voyageuses, exploratrices, découvreuses qui ne se poseraient pas tant de questions si elles étaient des hommes”. De quelles questions parles-tu?

Des questions liées aux angoisses d’instabilité, à la précarité, à la maternité aussi. Les femmes sont sociabilisées pour avoir peur, pour être prudentes. Donc souvent, si les femmes ne voyagent pas, c’est parce qu’elles se posent des questions que les hommes ne se posent pas. Je conseille aux femmes qui hésitent à se lancer dans un voyage de se demander: “Un homme se poserait-il ces questions-là?” Il se peut que la réponse soit “oui” car il existe bien sûr des doutes légitimes. Par contre, si la réponse est “non”, il faut y aller.

Voyager n’est donc pas plus difficile quand on est une femme?

Je ne pense pas. Personnellement, je n’ai jamais eu de problème à l’étranger lié au fait que je suis une femme. Tout ce qu’on déploie comme techniques pour éviter le harcèlement ou les agressions, sont des choses qu’on a déjà explorées dans notre pays d’origine. On a appris. Mais on renvoie les femmes à la niche en leur disant que dehors, c’est dangereux. Statistiquement, le foyer est le lieu le plus meurtrier pour les femmes. Pas l’ailleurs.

Pourtant, on continue à mettre les femmes en garde face aux dangers, souvent fantasmés, du voyage…

Dès qu’une femme parle d’un projet de voyage, d’autant plus si elle prévoit de partir seule, les questions sont les mêmes: “Tu n’as pas peur?” ou “Ça n’est pas dangereux?”. Ça part d’un bon sentiment, mais c’est fatigant et sexiste. S’il arrive quelque chose à une femme qui voyage, on lui donnera l’impression qu’elle l’a cherché, du fait de la croyance hyper partagée que voyager, c’est dangereux pour les femmes. Ce qui est faux. On sous-entendra que la voyageuse agressée a pris des risques. On entend des “Mais qu’est-ce qu’elle est allée faire là-bas?” de la même façon qu’on demande à une femme victime de viol si elle portait une jupe au moment des faits

Tu expliques dans ton livre que le voyage représente une “mise à feu pour les femmes de toutes les interdictions, de toutes les injonctions”. En quoi cette expérience est-elle émancipatrice?

Voyager, c’est un moyen de se réapproprier sa vie et le monde. Le voyage détruit les injonctions patriarcales à plein de niveaux. La voyageuse bouscule la vision classique de la solitude, elle ne dépend de personne, sort du foyer, d’un espace circonscrit… Et il existe un autre aspect très important qui concerne les injonctions physiques: en voyage, il est plus compliqué de s’épiler ou de se maquiller. Les femmes se déchargent de ça, n’en ont plus rien à faire. Ça fait partie de la libération.

“Sur Instagram, on retrouve une image sexualisée de la voyageuse. C’est un retour en arrière. 

Cette émancipation par le voyage semble mise à mal par un phénomène récent: l’apparition des réseaux sociaux…

Dans mon livre, je m’intéresse surtout à Instagram: le réseau social du voyage par excellence, que je considère particulièrement patriarcal et sexiste. Le physique y tient une place très importante et on retrouve une image sexualisée de la voyageuse. C’est un retour en arrière. Une attention toute particulière est portée aux habits, au maquillage et finalement à tout ce qui concerne la charge esthétique, à l’opposé de la notion de liberté.

En s’appuyant sur un corpus fourni de récits du voyage, tu démontres que les aventurières ont été pendant très longtemps décrédibilisées et considérées comme des femmes “sinon laides, a minima négligées”. Est-ce que cette vision de la voyageuse a évolué d’après toi?

Pendant longtemps, les voyageuses étaient aussi décrites en fonction de deux figures: la peureuse, celle qui a peur de tout et n’ose rien faire, et la putain, une femme complètement débridée. Aujourd’hui, plus personne ne peut tenir publiquement des propos aussi sexistes. En tous cas pas de manière aussi frontale. Je pense que maintenant, ça prend la forme de moqueries en s’appuyant sur l’idée que les voyageuses sont les accompagnatrices d’hommes avec lesquels elles voyagent. Elles sont aussi souvent représentées comme de petites choses fragiles.

Le voyage est donc toujours incarné, dans l’imaginaire commun, par une figure masculine?

Oui. Une personne qui part à l’aventure, c’est encore pour beaucoup le mec qui transpire dans sa jungle. Le voyage représente encore une performance de la masculinité qui exclut les femmes et les hommes qui ne correspondent pas à cette caricature. Avec mon livre, j’essaye d’apporter une autre vision. On peut changer le regard qu’on porte sur cette expérience. Ça a été mon cas et c’est ce que je souhaite provoquer. Les femmes ont une place à prendre dans l’aventure, si elles en ont envie.

Propos recueillis par Margot Cherrid


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